L’amiral Michel Hofman : “Les deux camps se préparent à l’offensive”
Dans le concert des experts sur la guerre, on entend peu la voix des militaires engagés activement dans les opérations de soutien à l’Ukraine. L’Amiral Michel Hofman, chef de la Défense (CHOD), le plus haut gradé belge, a accepté de répondre aux questions de La Libre Belgique.
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Publié le 24-02-2023 à 06h34 - Mis à jour le 24-02-2023 à 17h01
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Amiral Hofman, après un an de guerre en Ukraine, comment définissez-vous ce conflit maintenant ?
La combinaison d’une guerre hybride et conventionnelle. Si l’on prend un peu de hauteur, c’est une guerre hybride qui dépasse l’Ukraine, qui est contre l’Occident. Et, si l’on zoome, on a affaire à une guerre conventionnelle qui inclut de l’artillerie, mais aussi les nouveaux domaines de l’espace et du cyber.
À l’Otan, on parle d’une guerre d’usure…
Une guerre d’attrition certainement et, de plus en plus, une guerre d’usure car on use les soldats, le matériel, le moral, les stocks, les infrastructures… C’est à celui qui tiendra le plus longtemps possible. La guerre terrestre est pour le moment bloquée. Il n’y a plus de mobilité des troupes et de manœuvres. Sur la ligne de front, presque tout est figé.
Une offensive russe de printemps est-elle probable ?
Les deux camps se préparent à une offensive. Les Ukrainiens sont en train de se reconditionner, au niveau du personnel et du matériel qu’ils reçoivent des 54 pays qui les appuient. Ils préparent leur matériel lourd, tout cela en vue de lancer une contre-offensive. Et l’on voit la même chose du côté russe, avec un renforcement des lignes de défense, un rétablissement des stocks de munitions et la mise à niveau du matériel lourd dont une partie provient des stocks stratégiques. La grande différence, avec les Ukrainiens, c'est qu’ils disposent d’une force aérienne pratiquement intacte qui pourrait leur donner des avantages considérables sur le terrain.
L’International Institute for Strategic Studies (IISS) estime que la Russie n’a perdu que 6 à 8% de sa flotte aérienne, surtout des Soukhoï.
Oui, les Russes auraient déjà perdu 60% de leurs chars, environ 40% de leurs véhicules d’infanterie et, en effet, moins de 10% de leurs avions et hélicoptères. À quoi est-ce dû? À l’efficacité de la défense antiaérienne ukrainienne qui, depuis le début, a interdit son espace aérien à l’aviation russe. Depuis huit mois environ, on ne voit pratiquement plus de force aérienne russe en opération dans le ciel ukrainien. Le risque d’une offensive aérienne dépend des stocks ukrainiens de défense antiaérienne. C’est là aussi qu’on voit la guerre d’usure.
Les Russes ont aussi lancé des ballons. Dans quel but ?
Mieux détecter la position des forces ukrainiennes pour pouvoir les cibler et compliquer la constitution d’une image aérienne qui leur permettrait de distinguer la menace réelle de cibles qui n’en sont pas, les ballons. Cela dit, la capacité d’adaptation des Ukrainiens est formidable et ils pourront faire la part des choses. Un ballon, cela ne vole pas comme un missile de croisière.
Les Ukrainiens ont-ils la capacité offensive pour reprendre le Donbass, voire la Crimée ? Ils ont mené, sans les revendiquer, des opérations de sabotage en Crimée et sur des bases en territoire russe…
Ils se concentrent dans un premier temps sur la récupération de leurs oblasts, de Kharkiv à Kherson. Leur intention n’est pas d’envahir la Russie. Ils sont focalisés sur la récupération du territoire.

À combien de pour-cent estimez-vous que la Russie a engagé sa capacité militaire ?
J’ai entendu des chiffres selon lesquels 90 % des forces terrestres russes seraient engagées dans et autour de l’Ukraine. Nous avons observé depuis l’an dernier des mouvements de troupes venant de toute la Russie, ce qui veut dire qu’ils cherchent des unités dans toute la Russie pour pouvoir mener cette opération. Ils auraient perdu entre 180 000 et 200 000 hommes. C’est énorme.
Leur capacité d’atteindre l’Europe occidentale est-elle réduite ?
Leur capacité de missiles intercontinentaux est préservée. Mais ils ont puisé dans leurs stocks de missiles à longue portée. Je ne crois pas que les Russes ont l’intention de s’aventurer au-delà des frontières ukrainiennes. Il n’y a aucun indicateur qui va dans ce sens. Par contre, dans le domaine hybride, principalement celui des cyberattaques, ils ciblent certains secteurs des pays occidentaux.
12 moments clés sur le terrain
Google parle d’une augmentation de 300 % des cyberattaques russes en 2022 dans les pays de l’Otan…
Il y a aussi la désinformation, l’influence, la propagande. Leur but est de briser la cohésion entre – et au sein – des pays européens. Un exemple récent est l’exploitation, dans un but de désinformation, de l’arrivée de recrues ukrainiennes en Belgique, il y a dix jours, pour une formation (au sein d’une entreprise belge qui ne veut pas être citée, NdlR).
Si ce genre d’opérations reste secret, l’opinion publique belge, n’étant pas au courant, ne peut pas se prémunir de cette propagande…
C’est ce qu’on appelle l’OPSEC, l’Operational Security. Les Ukrainiens ont réussi à la maintenir depuis le début du conflit : on ne sait pratiquement rien de ce qui se passe chez les Ukrainiens. Nous devons essayer de respecter cette même discipline dans nos pays. Nous voulons informer la population, mais le risque est que chaque fois que nous communiquons, nous mettons des vies en danger. Nous avons besoin de discrétion et devons résister à la tentation d’informer le public sur tout ce qu’on fait pour les Ukrainiens. Il ne faut pas s’exposer inutilement à des risques.
L’Ukraine a vraiment eu besoin de cet appui parce qu’elle n’aurait pas résisté à la masse venue de Russie.
Où en serait-on aujourd’hui si l’on n’avait pas aidé l’Ukraine ?
La Russie serait beaucoup plus loin qu’aujourd’hui. L’Ukraine a vraiment eu besoin de cet appui parce qu’elle n’aurait pas résisté à la masse venue de Russie. Les premières semaines, ce sont les Ukrainiens qui ont repoussé les Russes et évité que Kiev ne tombe. Le défi subsiste aujourd’hui : comment tenir dans la durée ? On ne sait pas combien de temps cette guerre va encore durer. Quand vous lancez une contre-offensive et qu’elle réussit, il faut encore garder le terrain de façon permanente. Vous avez donc besoin de rotations de troupes et de logistique.
L’Otan a-t-elle joué un rôle ?
Après l’invasion de la Crimée en 2014, plusieurs pays anglo-saxons – les Britanniques, les Américains, les Canadiens – ont, dans le cadre du Partenariat pour la Paix avec l’Ukraine, eu beaucoup d’activités bilatérales qui ont permis de renforcer le leadership ukrainien. La première fois que j’ai rencontré des Ukrainiens, c’était en 1996-97 lors d’un exercice en Écosse où des Marines ukrainiens étaient embarqués sur un navire amphibie anglais pour un exercice multinational. Cette ouverture de l’Ukraine vers le monde occidental remonte à de nombreuses années.
Le soutien que nous apportons à l’Ukraine est-il limité par nos stocks d’armes et de munitions ? Avez-vous dû emprunter sur nos stocks de défense ?
On n’a pas épuisé nos stocks, mais on est allé assez profondément dans certains stocks, qui étaient déjà très bas. Nous avons aussi trouvé un partenariat avec quelques industries de défense belges. Jusqu’où peut-on, veut-on, aller piocher dans nos stocks sans connaître l’issue de la guerre ? La question, très délicate, se pose à tous les pays. Tous, y compris les Américains, sont allés puiser dans leurs propres stocks ces dernières semaines. Jusqu’à quel niveau aura-t-on besoin de munitions par rapport à une menace alors que les Russes sont eux-mêmes embourbés ?

Tous, y compris les Américains, sont allés puiser dans leurs propres stocks ces dernières semaines.
Quels sont vos délais de fabrication des munitions ?
Cela dépend des munitions, mais ce n’est pas moins d’un an. Généralement trois ou quatre ans. Tout le monde va chez les mêmes fabricants. Le défi pour l’Union européenne et pour l’Otan est de raccourcir ces délais de production pour les calibres et les systèmes d’armes dont les Ukrainiens ont besoin. Nous dépendons des matières premières et de composants qui sont difficiles à trouver, car la demande est tellement grande. C’est le genre de choses qu’il faut préparer en temps de paix car, en temps de guerre, c’est trop tard. On le voit maintenant.
Dès le début, les alliés ont déclaré que la guerre en Ukraine engageait la sécurité européenne. Pourquoi est-elle en jeu ?
Le régime en Russie a pour but d’établir un autre ordre international. Le mode de vie européen, occidental, est le contraire de ce qu’eux veulent mettre en place. Pour atteindre ses objectifs, il doit augmenter son aire d’influence. Il la cherche dans les pays de l’ancienne Union soviétique. L’Ukraine, avec la Géorgie et la Moldavie, sont des proies qu’il croit faciles. Cette situation crée de l’instabilité dans tous ces pays et, sur le long terme, une menace russe persistante. S’ils réussissent à mettre la main sur l’Ukraine, ils ne vont pas s’en contenter. Ils vont aller plus loin – en Moldavie, dans les pays Baltes. Et ceci créera de l’insécurité et de l’incertitude pour une société qui veut vivre en paix. Tant que le régime aura cette vision pour la Russie, nous devons tenir compte d’une menace venant d’un voisin très proche et très grand.
La guerre se prépare en temps de paix.
Actuellement, aucune partie du conflit n’est en mesure de l’emporter. De votre point de vue de militaire, comment sort-on de cette situation ?
Pour le président Zelensky, des lignes rouges ont été franchies. La priorité pour lui est de restaurer l’intégrité du territoire de l’Ukraine. Depuis le début de la guerre, les Ukrainiens ont déjà récupéré 25 à 30% de leur territoire perdu. S’ils parviennent à percer le front russe jusqu’à la mer d’Azov, comme ils l’ont fait à Kharkiv, est-ce que cela va amener les Russes à s’asseoir autour de la table des négociations ? Les Ukrainiens vont-ils se contenter de cela ? Tout dépend de la réussite de leur contre-offensive et comment réagissent les Russes. Toutes les guerres se terminent un jour ou l’autre autour de la table de négociation. Mais c’est en années qu’il faut compter. Il y aura de la frustration des deux parties. Et l’on ne voit pas pour le moment de changement de posture à Moscou.
Un an après, quelle est la leçon personnelle que vous avez retenue de ce conflit ?
Que la guerre se prépare en temps de paix. Les pays européens sont allés trop loin dans la récolte des dividendes de la paix. Or, se préparer à ou prévenir des conflits, cela coûte moins cher que de faire la guerre.