Guerre en Ukraine : si Bakhmout tombe aux mains des Russes…
Des forces ukrainiennes continuent à résister dans cette ville détruite du Donbass, face aux troupes du groupe paramilitaire Wagner qui poursuivent leur encerclement. Que signifierait sa chute pour les Ukrainiens et les Russes ?
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Publié le 03-03-2023 à 12h58 - Mis à jour le 03-03-2023 à 15h48
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Volodymyr Zelensky l’avait fait savoir il y a une quinzaine de jours : l’Ukraine ne défendra pas Bakhmout “à n’importe quel prix”. Intenses et extrêmement coûteux des deux côtés, les combats se poursuivront tant que cela restera “raisonnable”, avait ajouté le président ukrainien.
Après avoir déclaré sur place, en décembre, que ses troupes défendraient cette ville du Donbass “aussi longtemps que possible”, le ton a-t-il changé, à mesure que les Russes avancent dans leur encerclement ? Pour l’approvisionner et en sortir côté ukrainien, “il ne reste plus qu’une seule route”, a déclaré le patron du groupe paramilitaire Wagner, Evguéni Prigojine, dans une vidéo publiée sur Telegram par son service de presse vendredi.
Des assauts d’infanterie
Si les forces russes tentent de percer en d’autres points de la ligne de front du Donbass, dans les régions de Koupiansk et de Voulhedar notamment, Bakhmout est devenue le lieu symbolique d’une lutte acharnée pour le contrôle du Donbass. En première ligne face à l’armée ukrainienne, les mercenaires de Wagner dont la vie importe moins, pour leur commandement, que celle des soldats des forces régulières. “La Russie ne compte pas du tout ses hommes, elle les envoie constamment à l’assaut de nos positions”, n’a pu que constater, mardi soir, Volodymyr Zelensky.
Elle compense la “médiocrité tactique de ses éléments de manœuvre” – comme l’évalue l’historien militaire et ancien colonel de troupe de marine française Michel Goya sur son blog La Voie de l’Épée – par “la supériorité de sa puissance de feu”. Et, face aux assauts, “les soldats ukrainiens manquent d’armes anti-infanterie et de munitions pour les combattre”, partage l’historien militaire Cédric Mas, sur son fil Mastodon.

“Tant que le commandement estime qu’il est logique de conserver une certaine présence, on se battra pour cela”, a déclaré jeudi à la télévision le porte-parole du commandement opérationnel de l’Est, Serhiy Cherevaty. Dans les entrailles de la ville ravagée, qui ne compte plus que 5 000 des 70 000 habitants d’avant la guerre, des soldats ukrainiens se demandent pourtant, depuis des semaines déjà, ce qu’ils font encore là. Pourquoi ne pas se replier, sauver les hommes et les réserves stratégiques qui permettront de mieux renforcer l’arrière et de lancer une offensive future, quitte à laisser à Moscou ce succès ?
D’autant que l’importance stratégique du nœud ferroviaire est régulièrement contestée par les experts. “Bakhmout n’est pas un terrain décisif”, assure ainsi Michel Goya. Pour les deux camps, l’enjeu est en revanche certainement symbolique et psychologique.
“Bakhmout, c’est tout”
Quelle est l’importance de cette ville pour les Ukrainiens et les Russes ? À cette question, l’analyste et historien autrichien Tom Cooper commence par rappeler une évidence qui semble avoir été oubliée : “Pour ceux qui y ont vécu, Bakhmout, c’est tout. La maison, la famille, les amis, les voisins, les animaux de compagnie, la vie de tous les jours.” Mais la ville qu’ils ont connue “n’est plus”. Pour les Ukrainiens, plus largement, “c’est presque comme Marioupol”, “une ville littéralement assassinée par l’agression russe, mais qui résiste encore”. Dès lors, “sa perte porterait un coup dur au moral de millions de personnes”.
Sa perte porterait un coup dur au moral de millions de personnes.
Mais, selon l’expert, sa chute pourrait aussi symboliser, pour le président et le gouvernement ukrainiens, “une erreur stratégique majeure” : “ils ont perdu des mois à obtenir de l’Occident la livraison de chars”, alors que la réalité du terrain est telle que leurs forces ont “besoin d’autres armes, et surtout de munitions”. “Bien plus que la question des véhicules, c’est l’insuffisance de l’artillerie ukrainienne qui est préoccupante”, souligne aussi Michel Goya. Les Américains devaient d’ailleurs annoncer, ce vendredi, la livraison d’une nouvelle aide à l’Ukraine, “surtout des munitions pour les systèmes que les Ukrainiens ont déjà”, notamment les Himars, selon John Kirby, porte-parole de l’exécutif américain pour les questions de sécurité nationale.
Signe que les choses ne se déroulent pas comme elles devraient, le major-général Eduard Moskalev a été démis dimanche dernier de ses fonctions de commandant des forces conjointes de l’Ukraine. La défaite, ici, se révélerait éprouvante pour le moral des troupes ukrainiennes, qu’elle fragiliserait.

Une victoire psychologique
La capture de Bakhmout pourrait en effet améliorer la capacité des Russes à acheminer des renforts et du matériel. Elle accroîtrait la menace sur d’autres villes, comme Kramatorsk, sans pour autant ouvrir un boulevard – loin de là. Il s’agit d’ailleurs de la remettre, si elle advenait, dans le contexte des gains territoriaux russes des dernières semaines : 600 km² en janvier et 85 km² en février, selon War Mapper. C’est-à-dire, pas grand-chose au regard de l’effort de guerre engagé et des pertes immenses. “Et pourtant, l’armée russe nous semble victorieuse. Le vrai succès des Russes, il n’est pas militaire… mais il est dans nos esprits”, analyse ainsi Cédric Mas. “Nous avons très tôt identifié la stratégie russe : ne parvenant pas à vaincre militairement, elle doit nous convaincre psychologiquement. Cela suppose de renverser nos perceptions sur le conflit.”
Le passage de la ville détruite dans l’escarcelle de Moscou lui offrirait en tout cas une belle occasion d’afficher une victoire militaire, après avoir subi une série de déroutes à l’automne dernier. “Les noms, les lieux, le nombre des tués, des disparus, des mutilés, l’étendue des destructions…. tout cela n’a pas d’importance. L’important, c’est que la guerre continue et que son régime l’emporte, de quelque manière que ce soit”, indique Tom Cooper.
Une victoire de ses mercenaires permettrait aussi à Evgueni Prigojine de s’en attribuer les mérites, lui qui, à court d’obus à cause “des politicards, des salauds, des ordures”, avait accusé mardi dernier le chef d’état-major Valéri Guerassimov et le ministre de la Défense Sergueï Choïgou de vouloir “détruire” Wagner sur le champ de bataille.