”On veut leur donner une leçon”: sur le front, les soldats ukrainiens restent motivés mais pointent un manque
Dans l’est de l’Ukraine, la dureté des combats se fait ressentir sur d’autres fronts que celui de Bakhmout. Le manque de munitions et d’armes lourdes reste toujours le fléau de l’armée ukrainienne. Pour la série “Dans le secret des lieux”, La Libre vous emmène en immersion dans le Donbass.
- Publié le 04-06-2023 à 12h00
- Mis à jour le 04-06-2023 à 12h01
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À 25 km de Bakhmout, des membres d’une unité de la 28e brigade mécanisée déchargent des stocks de munitions du canon antiaérien S-60 dans la cour de leur petite maison servant de base arrière. Leur commandant, Bogdan, organise par téléphone une mission imminente : viser une position russe dans un village au sud de la ville.
Les munitions à peine déchargées, l’équipe monte sur un camion armé du canon. Quinze minutes plus tard, dans une plaine complètement déserte, l’engin est à l’arrêt, les troupes positionnées, prêtes à tirer. Il faut agir rapidement, les drones russes sont à l’affût et, dès le premier feu, la position du canon peut être détectée.

Alors que ses hommes chargent le canon, Bogdan communique par radio avec une unité d’observation surveillant la position ennemie. Dans un bruit assourdissant, les obus de 57 mm défilent l’un après l’autre. En à peine 10 minutes, la mission est terminée, il faut évacuer au plus vite.
”Envoyez des munitions, on fera le reste”
De retour à la base, Bogdan cumule communications radiophonique et téléphonique. C’est confirmé : la position russe a été détruite, faisant un bon nombre de morts ou blessés. “Nous essayons de tuer le plus de Russes possibles pour que leurs générations futures se rendent compte qu’il est dangereux de venir en Ukraine. On veut leur donner une leçon.”
Entre deux messages, il enchaîne : “Nous avons plusieurs missions par jour. La nuit dernière, j’ai dormi deux heures, je ne me rappelle plus quand j’ai dormi plus de cinq heures d’affilée, rigole-t-il. Vous savez, tout ce qu’il nous faut pour terminer cette guerre, c’est beaucoup plus de munitions et d’armes lourdes, on fera le reste.”

À quelques kilomètres de la base, dans une station-service de la ville de Kostyantynivka à l’est de Bahkmout, le commandant d’une section d’infanterie de la 28e brigade, Igor, nous attend, perplexe. Il devait nous amener dans une tranchée à l’entrée de la ville mais, depuis l’aube, la route pour y accéder est constamment bombardée par les Russes. Le jeune officier de 33 ans craint qu’il soit impossible d’en revenir en vie ou du moins intact.
“L’armée russe a bien plus d’artillerie lourde, et des munitions jusqu’à l’infini, on dirait. En face-à-face, nous sommes meilleurs qu’eux, mais nous avons besoin de plus d’artillerie et de roquettes pour tenir solidement nos positions, il y en a jamais assez”, affirme également cet officier.
Pour être honnête, notre seule motivation en ce moment, c’est de savoir que, derrière nous, nous avons nos familles, car personne n’a besoin d’une telle guerre.
“Pour être honnête, notre seule motivation en ce moment, c’est de savoir que, derrière nous, nous avons nos familles, car personne n’a besoin d’une telle guerre, dit-il. Parfois, nos positions sont attaquées sans arrêt par l’ennemi. Pour garder le moral, nous effectuons des rotations régulières. La grande différence dans cette guerre (comparé à celle qui a commencé dans Donbass en 2014, NdlR), c’est qu’il n’est pas nécessaire de garder beaucoup de monde dans les tranchées, parce que plus il y a de monde, plus il y a de soldats hors des tranchées et plus il y a de blessés. On garde alors un groupe de soutien à l’extérieur et, si besoin, ils sont immédiatement prêts à se battre”, explique Igor avant de reprendre la route, seul, vers le front.
De quoi défendre, mais pas de quoi attaquer
Plus au sud sur la ligne de front de l’Est, le commandant de la 24e brigade nous accueille dans un bunker de la ville de Niou Iork, à 15 km de la ville de Horlivka sous occupation russe et séparatiste depuis 2014. Les troupes de Moscou sont à seulement 5 km.
“On est arrivés sur cette position il y a quelques jours. Avant, on était à Bakhmout. Ici, c’est comme le paradis comparé à là-bas. Le matin, tu quittais un quartier et, le temps de te retourner, ce quartier n’existait déjà plus. Le niveau d’utilisation de l’artillerie y est hallucinant… ”, raconte major Heletii, “Puma” de son nom de guerre.

Officier depuis 2014, il nous emmène dans une tranchée de son bataillon, à 2 km du point 0. D’une profondeur de plus de 2 m, ces tranchées sont faites de longs couloirs, d’un abri souterrain encore plus profond et d’un poste d’observation où les trois soldats en service sont planqués. “Pour le moment, la situation est stable. Le bataillon précédent a tenté de mener des actions offensives, mais cela n’a pas fonctionné, car l’ennemi a des forces supérieures d’artillerie, d’aviation et de tout le reste”, explique “Puma”.
Le bataillon précédent a tenté de mener des actions offensives, mais cela n’a pas fonctionné, car l’ennemi a des forces supérieures.
Au bout de la tranchée, le commandant d’unité, Zaryad, regarde vers les positions russes. “D’ici, on observe le mouvement des véhicules ennemis. Si on voit quelque chose, on informe l’équipe qui se trouve au point de tir du canon antichar SPG-9 qui s’occupera de viser la cible. ” Civil devenu soldat, l’homme de 43 ans s’est vite habitué aux conditions de vie dans les tranchées. “Pour un civil, ce serait peut-être compliqué, mais on n’a pas à se plaindre. On a de quoi manger, des provisions et il est possible d’aller prendre une douche un peu plus loin, où c’est plus sûr. Ce qu’il nous manque, ce sont des munitions. Nous avons de quoi nous défendre, mais pas de quoi attaquer. Nous avons besoin d’armes et de chars occidentaux en grande quantité pour mettre fin à la guerre le plus tôt possible. Comme l’a dit notre président, 'l’UE ne doit pas aider les Ukrainiens, mais les Européens doivent aider les Européens’.”

À peine Zaryad finit-il sa phrase qu’un mortier russe s’abat près de la tranchée. Il faut foncer dans l’abri, en cas de nouveau tir. “Vous vouliez de l’action, en voilà !”, rigole le major Heletii. L’équipe reste calme, sûrement la routine quotidienne après avoir vécu l’enfer de Bakhmout…
Les drones, le nouveau tournant de la guerre
Sur la ligne de front de Pisky, prise par les Russes au mois de juillet 2022, Sergiy, officier de presse de la 59e brigade, nous accompagne jusqu’à un check-point de Pervomaiske, à 2 km du front. “Ici, c’est comme à Bakhmout, sauf que personne n’en parle !”, prévient-il. Il nous laisse aux mains de son collègue, qui nous présentera à “Shaman”, commandant d’une unité de reconnaissance de la 59e brigade.
Ancien chef de sécurité d’une entreprise de la région de Vinnytsia, “Shaman” est un vétéran de l’ATO, l’opération antiterroriste (2014-2018). À bord de son pick-up, il s’excuse de ne pas pouvoir nous emmener sur la ligne de front avant la tombée du jour. “Le ciel est trop dégagé aujourd’hui, les drones russes sont dans le ciel et les drones Shahed ne cessent de bombarder les positions et nos mouvements. Il faut attendre la nuit pour circuler.”

En attendant, il nous montre le poste de contrôle. Dans les rues de cette petite localité, nous ne rencontrons pas de civils, les maisons sont vides ou occupées par des soldats. À l’entrée d’un souterrain, quelques soldats fument une cigarette. À l’intérieur, rien ne permet d’imaginer qu’une des pièces est remplie de cartes, d’écrans et de radios.
“Sur ces écrans, vous voyez non seulement des territoires occupés mais aussi nos positions. Les drones ici volent quasi 24h/24. Les opérateurs de drones sont fatigués, ils prennent des risques, mais on continue le travail. Si des Russes sont repérés, on communique directement aux équipes d’artillerie. Auparavant, il fallait s’asseoir dans les buissons avec des jumelles. Les drones ont complètement changé la guerre. On développe de plus en plus la reconnaissance aérienne”, explique “Shaman”.
Auparavant, il fallait s’asseoir dans les buissons avec des jumelles. Les drones ont complètement changé la guerre.
Le soir venu, celui-ci et son coéquipier enfilent leur gilet pare-balles, casque et lunettes de vision nocturne. On embarque dans le pick-up, phares éteints, pour rejoindre une tranchée située à 1,8 km des Russes. Aménagée grâce à du béton et des ruches d’abeille, elle ressemble à un bunker. Là, Victor, 26 ans, vient de terminer son shift du jour. “Je reste ici pendant sept jours et je travaille de 5 heures du matin à 20 heures.” Ensuite une autre équipe d’opérateurs prend la relève pour l’observation de nuit.

Si cette nuit-là est relativement calme, ce n’est pas le cas tous les jours. “L’ennemi utilise les mortiers, les tanks, du phosphore, des drones kamikaze et des missiles S-300. Parfois, la journée peut être calme puis, en un coup, les Russes se mettent à nous bombarder sur la route du retour”, raconte “Shaman”.
La contre-offensive ukrainienne, il l’attend avec impatience. Le commandant l’affirme avec assurance : tout le monde est prêt à se battre, “si seulement nos désirs coïncidaient avec nos capacités… ” Et ajoute : “Je veux mettre fin à cette guerre, pour que mes enfants ou mes petits-enfants ne doivent pas le faire.”