Guerre en Ukraine : "Zelensky a été secrètement rappelé à l’ordre"
Tanguy Struye a estimé que Zelensky devrait être plus prudent dans sa façon de communiquer. Tout comme ses alliés. “L’Occident a commis une énorme erreur qu’il aurait pu très facilement éviter”, affirme le professeur de l'UCLouvain.
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- Publié le 11-09-2023 à 13h41
- Mis à jour le 11-09-2023 à 14h16
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La contre-offensive ukrainienne s’embourbe ces derniers jours. Pour justifier les avancées mineures engrangées par ses hommes, le président Zelensky a pointé du doigt le ralentissement de l’aide militaire occidentale. “Si nous ne sommes pas dans le ciel et que la Russie l’est, elle nous arrête depuis le ciel. Ils stoppent notre contre-offensive”, a déclaré, lors d’une conférence à Kiev, le président ukrainien, avant de fustiger également la lenteur des Occidentaux à adopter de nouvelles sanctions à l’égard de la Russie. Mais la communication de Volodymyr Zelensky, exerçant une pression toujours accrue sur ses alliés, ne risque-t-elle pas à terme de lasser les Occidentaux ? Pourrait-elle porter préjudice à son pays ? Tanguy Struye, professeur en Relations internationales à l’UCLouvain, estime en tous les cas qu’il y a un réel danger. Interview.
Le président ukrainien a pointé du doigt l’Occident ce vendredi concernant le ralentissement de la contre-offensive ukrainienne. Sur le fond, a-t-il raison ?
Oui et non. Il est toujours possible de nous reprocher de ne pas donner assez. Mais, quand on voit la quantité d’armement déjà fournie et les milliards qui ont été déboursés, on ne peut pas dire qu’on ne fait rien. Le problème, c’est qu’il y a une frustration, tant du côté ukrainien que du côté occidental. Les Ukrainiens sont frustrés par les avancées qui ne sont pas à la hauteur de ce qu’ils espéraient. Les Russes se sont bien regroupés et bien réorganisés, au grand dam des Ukrainiens. Ces derniers ont alors accusé l’Occident d’entraîner les troupes à l’occidentale alors qu’ils combattent les Russes. Ils ont estimé que les formations n’étaient pas suffisantes. Les Occidentaux sont quant à eux frustrés parce que les Ukrainiens n’ont pas réussi une véritable percée. Tout le monde pensait qu’ils allaient reproduire le scénario de Kharkiv de l’année dernière et passer assez rapidement. Cela n’a pas été le cas. L’autre source de frustration occidentale concerne les réserves qui ne sont pas illimitées et les armements qu’on ne peut pas envoyer. En effet, certaines armes ne sont pas fournies car il serait problématique qu’elles atteignent le territoire russe. On est dans un jeu où chacun se renvoie la balle par rapport à la non-avancée de l’intervention militaire.
Sur la forme, était-ce malin de sa part de s’attaquer publiquement à ses alliés ?
Ce n’est clairement pas malin. Mais ce n’est pas une première. Il a souvent été rappelé à l’ordre secrètement. Parce que si on le critique le président ukrainien, on affaiblit l’Ukraine par rapport à la Russie, ce qui n’est pas l’objectif. Le ministre de la Défense britannique l’avait remis gentiment à sa place, il y a quelques mois. Les Américains l’avaient déjà fait par le passé également. Mais tous ces rappels à l’ordre ne se font pas de manière publique, ou en tous les cas tacitement.
La communication de Zelensky ne risque-t-elle pas à terme de porter préjudice à l’Ukraine ?
Ce type de déclaration va en tout cas renforcer les camps en Occident qui ne veulent pas soutenir l’Ukraine. Certains partis politiques, plutôt pro-russes, jouent sur le fait que l’aide à l’Ukraine coûte cher. Ils se demandent si ça vaut la peine d’aider un pays qui n’avance plus. De ce point de vue, la sortie de Zelensky n’est vraiment pas très intelligente… D’autant plus que l’Occident a déjà fait beaucoup. Je peux comprendre que ce ne soit jamais suffisant pour les Ukrainiens qui, eux, se battent pour leur survie. Mais, quand on compare notre soutien à l’Ukraine avec celui à d’autres pays, il n’y a pas photo.
Si Zelensky poursuit ce discours, il y a un danger qu’il amplifie la frustration des Occidentaux. D’autant plus qu’il est difficile d’en faire davantage au vu des réserves qui sont nécessaires à l’Otan. En termes de munitions, c’est une catastrophe en Occident. Si l’on devait intervenir sur d’autres théâtres d’opérations, on n’aurait pas les munitions nécessaires pour tenir le coup. Les Américains avaient d’ailleurs reproché aux Ukrainiens de dilapider trop rapidement les munitions, au point qu’ils ne pouvaient pas suivre la cadence.
Globalement, la relation de Zelensky avec les Occidentaux reste-t-elle assez bonne ?
Oui. Pour l’instant, il n’y a pas de réelles conséquences à ses sorties plus acerbes. L’Occident a toujours tout intérêt à arrêter les avancées russes en Ukraine. Mais plus Zelensky va poursuivre dans cette direction, plus il va polariser la population. Le soutien pourrait s’effondrer petit à petit. On le constate déjà aux États-Unis. Il est clair donc que les déclarations de Zelensky n’aident pas, mais ça ne remet pas en question la relation bilatérale entre l’Ukraine et l’Occident.
Beaucoup avaient déjà estimé qu’il avait commis un “faux pas diplomatique” en juillet en décrivant comme “absurde” l’absence de calendrier s’agissant d’une éventuelle adhésion de son pays à l’Otan. Un ancien général américain l’avait accusé de “servir la stratégie de Poutine”. Partagez-vous cette analyse ?
Je suis d’accord, mais nous devons également nous remettre en question. L’Occident a commis une énorme erreur qu’il aurait pu très facilement éviter. Dès le début du conflit, on a dit aux Ukrainiens qu’ils allaient devenir membres de l’Union européenne et de l’Otan. Ces déclarations ne se basaient sur rien. C’était de l’émotion pure. Un an plus tard, on s’est complètement rétracté. Nous avons frustré les Ukrainiens, qui étaient furieux. Nous avons une responsabilité énorme à avoir joué ce petit jeu politique dès le début de la guerre alors que nous savions très bien d’un point de vue purement factuel qu’il était impossible que l’Ukraine rejoigne l’Union européenne ou l’Otan à court terme. On n’a pas tenu nos promesses… Je comprends de ce point de vue-là la frustration de Zelensky. C’est de notre faute. Mais il devrait faire attention à la façon dont il s’emporte.
L’Ukraine a également regretté ce week-end les mots utilisés dans la déclaration du G20. Que faut-il penser de cette note ?
Dans la déclaration, le G20 a souligné qu’il ne voulait pas prendre position sur des questions géopolitiques. Cela paraît tout à fait logique. Le G20 représente une grande partie du monde. Or, on sait qu’on est très divisés sur cette question ukrainienne. Ce qui est sorti du G20, c’est le maximum que l’on pouvait avoir. On ne pouvait pas s’attendre à des déclarations positives à l’égard de l’Ukraine, quand on sait que des pays comme la Chine étaient présents.
Il ne faut donc pas voir cette déclaration du G20 comme un désaveu vis-à-vis de l’Ukraine ?
Non. On sait que le monde est divisé par rapport à la question ukrainienne. Ce n’est pas nouveau. La déclaration du G20 est dans la continuité des positions des États depuis février 2022. De nombreux pays, comme la Chine, le Brésil ou l’Indonésie, ne soutiennent pas de manière complètement explicite l’Ukraine face à la Russie. Ils ont des positions plus ou moins ambiguës, or ils font tous partie du G20.
L’Occident devrait-il adopter une position plus ferme face à la Russie ?
Il faut être prudent car les signaux qu’on envoie peuvent être interprétés de manière très différente par l’adversaire. Il faut clairement être dur par rapport à la question ukrainienne et ne pas reculer, mais il ne faut pas non plus rentrer dans des rhétoriques faciles et des provocations inutiles. Certains hommes et femmes politiques européens se sont livrés à de telles déclarations et n’ont clairement pas fait avancer les choses. Les Européens devraient parfois faire plus attention à la manière dont ils s’expriment sur le sujet.