"La rencontre entre Poutine et Kim Jong Un est une source d'inquiétude. On assiste à la création d'un pôle de force où tous les coups sont permis"
Le Président nord-coréen Kim Jong Un est arrivé en Russie ce mardi 12 septembre, pour rencontrer Vladimir Poutine. Au programme des négociations: un possible approvisionnement d'obus et de missiles antichars pour Moscou en échange d'aide alimentaire et de technologies de pointe pour les satellites et sous-marins à propulsion nucléaire de Pyongyang.
- Publié le 12-09-2023 à 16h41
- Mis à jour le 13-09-2023 à 16h50
Il n'avait plus quitté son pays depuis la pandémie de Covid-19. Kim Jong Un est arrivé en Russie ce mardi 12 septembre. Son train se déplace actuellement dans la région russe du littoral, limitrophe de la Corée du Nord, avec à son bord plusieurs hauts responsables militaires comme le Chef de la Défense, le ministre des Affaires étrangères, ou encore des responsables de la production d'armes et de technologie spatiale.
Selon l'agence de presse Reuters, le Chef d'Etat serait brièvement descendu du wagon pour saluer les autorités locales à Khasan, le long de la frontière, avant d'y remonter. Au total, son voyage entre Pyongyang et Vladivostok devrait prendre au moins 20 heures. Le sommet devrait se tenir dans les prochains jours, même si l'on ignore encore où il aura lieu.
La première (et dernière) rencontre entre Poutine et Kim remonte au mois d'avril 2019, à Vladivostok, lors de la crise sur le programme nucléaire de Pyongyang et l'absence d'accord avec Washington. Il faut dire que le leader nord-coréen n'est pas un voyageur. Depuis sa prise de pouvoir en 2011, Kim Jong Un s'est seulement rendu dix fois à l'étranger, le tout entre 2018 et 2019, selon CNN.
"Cette rencontre est un signal à la fois pour l'Occident et pour l'opinion publique russe"
Pour Anne Delizée, membre du service d'étude de l'espace post-soviétique et des mondes slaves à l'Université de Mons, cette rencontre au sommet relèverait d'une manœuvre orchestrée par le Kremlin. "Ces derniers mois, il y a vraiment une "activisation" pour pouvoir resserrer des liens d'intérêt avec les Etats qui ne sont pas tombés, depuis le point de vue du Kremlin, dans l'escarcelle de ce qu'il appelle "l'Occident collectif", soit les pays opposés à la Russie. C'est pour cela que le Kremlin multiplie les tentatives, les appels du pied avec des pays comme la Corée du Nord. Je pense que c'est une arme de plus pour essayer de faire peur, en montrant que la Russie n'est pas seule. D'ailleurs, c'est très nettement le discours intérieur depuis des mois : 'l'Occident collectif' estime que la Russie est isolée, mais elle prétend que ce n'est pas le cas parce qu'elle peut compter sur de très nombreux alliés rejetés par l'Occident. Ces autres Etats sur lesquels le Kremlin peut compter pourraient éventuellement lui fournir des armes, par exemple. C'est un espèce de chantage politique."
En invitant son homologue nord-coréen, Vladimir Poutine entend donc bien prouver au monde entier que la Russie n'est pas esseulée sur la scène internationale, mais également rassurer son propre peuple. "Il a réussi à convaincre une partie de son opinion publique que ce n'était pas un pays isolé. Que tant au niveau des accords militaires que des exportations des hydrocarbures ou d'autres accords économiques, la Russie a trouvé bien d'autres débouchés que les traditionnels jusqu'en 2022 (le début de l'invasion de l'Ukraine, NdlR) qu'étaient l'Union Européenne et bien d'autres pays occidentaux. Il a persuadé ses citoyens que toute cette "mise en scène" de l'Occident n'a que très peu d'influence sur la Russie elle-même aux niveaux politique et économique. C'est du moins le discours qui est tenu dans les communications officielles du Kremlin et qui est diffusé dans les cerveaux russes via la télévision d'Etat. Je pense que cette rencontre avec Kim Jong Un est un signal à la fois pour l'Occident et pour l'opinion publique russe."
"On doit toujours se méfier d'un rapprochement entre des pays qui versent dans la dictature et le totalitarisme"
Selon Anne Delizée, l'alliance Russie-Corée du Nord s'inscrit plus largement dans une stratégie menée depuis plusieurs années par Vladimir Poutine. "De manière assez évidente, je pense que ces pays, qui sont des marginaux dans le monde au niveau de la Communauté internationale, cherchent un appui. Ils essaient donc de créer une espèce d'alliance des "non-alliés" pour pouvoir reformer un pôle de force. Cela rejoint l'une des idées exprimées par Poutine depuis la conférence sur la sécurité de Munich de 2007 : son idée de vouloir créer un monde multipolaire. Je pense que chacune de ses actions jusqu'à présent concoure à créer ce monde-là." La Corée du Nord n'est pas le seul potentiel allié convoité par Moscou. "Le Kremlin peut compter sur des partenaires en Afrique et en Asie depuis des décennies", explique la membre du service d'étude de l'espace post-soviétique. "Il essaie notamment de normaliser ses relations avec l'Afrique du Sud pour continuer à compter des appuis parmi les BRICS (ensemble de cinq pays émergents dont le PIB est en forte croissance : le Brésil, l'Inde, la Chine, l'Afrique du Sud et la Russie, NdlR)."
Après plus de dix-huit mois de guerre, la Russie table donc sur la symbolique de cette entrevue pour envoyer un signal fort, une énième menace, à la Communauté internationale. "Du point de vue d'une pensée démocratique, on doit toujours se méfier d'un rapprochement entre des pays qui versent très nettement dans la dictature et le totalitarisme. Leur but est de créer d'autres pôles de force qui soient un contrepoids par rapport à l'Union Européenne, aux Etats-Unis et à tous ceux qu'ils considèrent comme leur ennemi au niveau géostratégique. On assiste à la création de ce type de pôles de force où tous les coups sont permis, j'ai l'impression, donc c'est évidemment une source de crainte. Lorsque je dis que tous les coups sont permis, je parle y compris de l'utilisation de l'arme nucléaire, ou du moins de la menace de son utilisation."