Prise en étau entre l'Ukraine et les Etats membres voisins de celle-ci, la Commission doit à nouveau trancher dans l'affaire des céréales
En avril, cinq Etats membres frontaliers ont obtenu des mesures préventives, pour bannir certains produits ukrainiens de leur marché local. L'exécutif européen doit décider s'il prolonge ou pas ces "dérogations" controversées.
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- Publié le 12-09-2023 à 10h04
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La Commission européenne prolongera-t-elle les mesures qui autorisent cinq États membres à bannir les céréales ukrainiennes de leur marché, pour n’autoriser que leur transit ? Alors qu’une décision doit être prise d’ici le 15 septembre, la question tient en haleine autant l’Ukraine que la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie, membres de l’Union européenne et bénéficiaires de cette "dérogation" depuis avril. Kiev s’insurge par principe contre une prolongation, les routes européennes étant désormais sa voie principale d’exportation - celle par la mer Noire étant devenue quasi impraticable à cause de la guerre. Ses voisins demandent, eux, un répit jusqu’à la fin de l’année, craignant que les produits ukrainiens ne tirent à nouveau les prix locaux vers le bas et la colère des agriculteurs vers le haut. Pris en étau, l’exécutif européen semble bien parti pour… tergiverser jusqu’à la dernière minute.
Cette question est ultrasensible, tant elle touche au soutien de l’UE à l’Ukraine, aux relations de Kiev avec ses plus fidèles alliés européens et s’invite même dans les campagnes électorales, en Slovaquie et en Pologne. Elle est d’autant plus cruciale, depuis que la Russie a mis fin, en juillet, à l’accord céréalier en mer Noire, qui permettait encore des exportations par cette voie.
Une saga prolongée depuis avril
Mi-avril, Budapest et Varsovie, suivis par Bratislava et Sofia, avaient subitement interdit les importations de certains produits agricoles ukrainiens. L’annonce avait créé une onde de choc au niveau européen. Car l’UE avait suspendu les droits de douane et les quotas pour les produits venant d’Ukraine, disant tout faire pour faciliter ses exportations via les "voies de solidarité" (terrestres ou fluviales) européennes. Surtout, ce coup dur était infligé par les grands défenseurs des intérêts de Kiev, à commencer par la Pologne. Or l’agriculture est un poumon de l’économie ukrainienne, l’autre étant l’énergie, domaine étouffé par l’occupation et les attaques russes.
Ces États membres se disaient cependant obligés d’agir face à la chute des prix locaux, entraînée par l’abondance des produits ukrainiens bon marché. Si ceux-ci étaient censés continuer leur route vers des ports européens, puis des pays tiers, ce transit se heurte aux limites des infrastructures. En août, Janusz Wojciechowski, commissaire à l’Agriculture, avouait ainsi que seuls 2 à 3 % des céréales ukrainiennes sont expédiées vers des pays hors de l’UE, car les coûts de transit sont trop élevés. Notez que la présence de céréales ukrainiennes sur les marchés n’a pas moins aidé à tirer les prix mondiaux vers le bas et à alléger la crise alimentaire. Mais chez les voisins de Kiev, l’accumulation des céréales ukrainiennes - qui n’a en soi rien d’anormal, car tout produit importé dans le marché unique peut y circuler librement - était devenue un défi politique.
Si elle a dénoncé les mesures unilatérales "inacceptables" prises par ces États, la Commission les a entendus. Un chèque de 100 millions d'euros d'aides a été envoyé aux agriculteurs de la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie. Et ces pays ont obtenu de "mesures préventives" : l'autorisation de faire une "entorse" au marché unique, pour bannir la vente de blé, maïs, colza et graines de tournesol ukrainiens sur leur territoire, tout en en autorisant le transit - et rien que le transit. Censées expirer le 5 juin, ces mesures ont été renouvelées jusqu'au 15 septembre, malgré les protestations d'autres États membres dont la Belgique, face aux risques pour l'unité européenne.
Une prolongation à contrecœur ?
La Commission pourrait être à nouveau amenée à étendre ce régime, malgré les réticenses de Paris et Berlin, exprimées lors d'un débat la semaine dernière. Car "il n'y a pas une solution miracle" pour fluidifier le transit de céréales, soupire un diplomate européen. Les États baltes ont proposé de créer une route vers les cinq ports baltes(Tallinn, Riga, Ventspils, Liepaja et Klaipeda), qui ont la capacité d'exporter au total 25 millions de tonnes par an. Une proposition similaire est venue de la Croatie pour utiliser ses ports de la mer Adriatique. Pays côtier, la Belgique voudrait aussi aider pour écouler des céréales - encore faut-il que les céréales arrivent jusque-là. À ce titre, les efforts se poursuivent pour augmenter la capacité de transport routier et les connexions ferroviaires entre l'Ukraine et l'UE. M. Wojciechowski imagine aussi des subventions (entre 20 et 30 euros par tonne) pour aider les entreprises ukrainiennes à pallier les coûts de transit vers les ports européens.
Mais tout cela prend du temps. En attendant, les premiers pays concernés refusent de prendre des risques et demandent un sursis jusqu'à la fin de l'année. Le cas échéant, la Pologne menace d'interdire, comme en avril, les importations depuis l'Ukraine. "Les prix du blé et du maïs sont respectivement 40 % et 34 % moins élevés qu'en 2022", indique un diplomate polonais, pour illustrer l'efficacité des "dérogations". "Le fait qu'on parle de la Pologne nous pousse à la prudence", avoue un autre diplomate, en référence "au déficit d'image" du pays, adepte du chantage et de la défiance de l'UE. Mais "ce n'est pas le moment de prendre des risques quant à l'interprétation de la bonne volonté européenne vis-à-vis de la population polonaise, car cela pourrait être intrusmentalisé politiquement". Traduction : il ne faut pas donner davantage d'armes au PiS pour tirer sur l'UE, en amont des élections du 15 octobre.
La Roumanie met quant à elle en avant ses efforts pour faciliter le transit de céréales d'Ukraine sur son territoire notamment vers le port de Constanta. "Les coûts de transport des agriculteurs roumains ont fortement augmenté", a indiqué le ministre de l'Agriculture, Florin Florin Barbu, soulignant que "70 % du transit de céréales en provenance d'Ukraine s'est déplacé vers la Roumanie". Et de demander à la Commission une aide pour les agriculteurs de 30 euros par tonne de céréales exportée. La situation crée d'autant plus de frustrations pour la Roumanie et la Bulgarie qu'elles n'ont pas rejoint l'espace de libre-circulation Schengen, à cause du blocage de Vienne et de La Haye. Une situation qui coûterait au pays "2% de son Produit intérieur brut (PIB)", a indiqué le ministre des Transports Grindeau, qui entend exiger aussi des compensations à ce sujet.
Les négociations se poursuivent entre les cinq voisins de l'Ukraine et la Commission, également sur la question des produits ukrainiens concernés par les "mesures préventives" (Bucarest veut y ajouter le miel et l'huile, Varsovie les framboises…). L'exécutif européen s'efforcera jusqu'à la dernière minute d'éviter, ou du moins, de limiter une nouvelle prolongation. Si celle-ci s'avère inévitable, il faudrait "cette fois se fixer un calendrier plus concret et des objectifs pour trouver des solutions structurelles", met en garde un diplomate européen. Afin de ne pas traîner indéfiniment ce casse-tête.