La mondialisation en échec face au coronavirus ? Pour Bertrand Badie, "l’expérience européenne est à cet égard extrêmement amère"

Bertrand Badie, professeur émérite à SciencesPo Paris, est spécialiste des relations internationales. Auteur (entre autres nombreux ouvrages) de L’Hégémonie contestée. Les nouvelles formes de domination internationale (Odile Jacob), il analyse le lien entre la crise sanitaire que nous traversons actuellement et la mondialisation qui "n’a jamais été un choix des êtres humains". Que révèle la crise du coronavirus de la mondialisation ? Cette crise épouvantable nous apprend ce qu’est la mondialisation alors que, jusqu’à présent, nous avions une sorte de cécité, qui nous empêchait de voir toutes les transformations énormes subies par notre paysage global et qui nous conduisait spontanément à réagir aux problèmes nouveaux avec les vieilles recettes. La mondialisation est un processus, qui est notamment porté par la formidable transformation technologique du monde et qui se traduit en particulier par une abolition fulgurante des distances. Cette simple remarque, qui peut paraître évidente et banale, entraîne nombre de conséquences que nous n’avions jamais réellement pesées. Première de ces conséquences : tout ce qui se passe dans le monde, où que ce soit, a un effet quasi immédiat ailleurs. Cela signifie qu’il n’y a plus de problèmes particuliers, s’inscrivant dans un cadre strictement national. Deuxième implication : nous vivons dans un monde inclusif, nous sommes tous dans le même bateau et, cela, nous ne l’avons pas compris non plus. Nous avons toujours tendance à sous-estimer le fait que - et c’est la troisième caractéristique de la mondialisation - la dimension humaine de la sécurité l’emporte désormais sur la dimension politico-militaire. Nous avons cru que les menaces d’aujourd’hui étaient celles que nous connaissions aux XXe et XIXe siècles, c’est-à-dire le risque d’invasion par une armée étrangère. Or, le risque militaire est neutralisé par quantité de facteurs et, au contraire, le risque humain a pris un envol spectaculaire. Ce sont les questions sociales, au sens large du terme, qui définissent désormais la stabilité de notre monde et organisent l'agenda international. Quelles sont ces questions sociales ? La question sanitaire, mais aussi bien sûr la question environnementale et d’autres questions sociales qui se cachent derrière et que nous ne voulons toujours pas voir, alors qu’elles pourraient, un jour, avoir les mêmes effets dramatiques. Je pense à l’insécurité alimentaire par exemple. Nous ne la voyons pas d’un regard inquiet parce qu’elle ne semble pas nous concerner, dans nos pays développés. Ce qui est une erreur. Une erreur à la marge, parce qu’il y a dans nos pays développés des gens qui souffrent encore de la faim, mais surtout une erreur sur le plan global, parce que l’insécurité alimentaire qui frappe les pays du Sud est génératrice de la plupart des conflits qui s’y déroulent. Des conflits qui, fatalement, nous reviennent comme un boomerang. L’insécurité alimentaire au Sahel, notamment, qui est elle-même entretenue par l’insécurité climatique et sanitaire, est source d’une déstabilisation et d’une violence contre lesquelles les instruments militaires ne peuvent pas grand-chose. Pensez-vous que nous allons redécouvrir cette dimension sociale durablement, alors que jusqu’ici, le néolibéralisme a réduit la marge de manœuvre politique ? Tout à fait. Nous avons vécu un paradoxe : au moment où les enjeux sociaux devenaient la base-même de notre insécurité globale, le néolibéralisme a fait le vide autour de lui. Il a marginalisé le politique ; le débat politique, les grandes questions sur la Cité ne sont plus véritablement alimentés. Il a aussi marginalisé le social, qu’il a rétrogradé à l’échelon du "ruissellement", c’est-à-dire comme simple résultat des effets bénéfiques du progrès économique. Or, cette théorie est fausse. Cet aveuglement sur les conditions-mêmes de l’environnement du marché mondial s’est révélé absolument catastrophique et c’est sous les coups du réveil de ces insécurités humaines que nous voyons qu’il faut de toute urgence réintroduire le social. Si nous y arrivons au débouché de cette crise, ce sera déjà un progrès très important. Il est remarquable qu’un certain nombre de dirigeants de la planète, comme Emmanuel Macron, semblent avoir viré de bord, et dans le bon sens, sur le sujet. Ne surinterprétons-nous pas la force de changement de cette crise ? Ne risquons-nous pas de retomber inévitablement dans cette grande accélération du monde économique tel que nous le connaissons ? Il est presque impossible, dans la période critique que nous vivons, de mesurer les effets que nous pourrons découvrir au cours des années à venir. Trois remarques cependant. Premièrement, l’Histoire a montré que la peur était génératrice de changement et d’innovation. Toutes les grandes transformations positives de notre monde proviennent de situations critiques. Rappelez-vous comment le

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