"Revitaliser l’accord nucléaire avant d’en négocier un autre"
"L’Europe doit d’abord utiliser tout le potentiel du texte existant", dit Majid Golpour.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/907af01e-7b9c-4133-bc5e-d4804534654d.png)
- Publié le 10-02-2021 à 15h26
- Mis à jour le 15-02-2021 à 14h59
:focal(1095x628:1105x618)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/OQWL6EQWE5EZ3I33GXT3NDD3I4.jpg)
La crise entre l’Iran et les États-Unis, qui n’a cessé de s’aggraver sous l’administration Trump, a mené à un blocage total. Le week-end dernier, le guide suprême iranien Ali Khamenei a exigé que Washington "lève entièrement" les sanctions imposées à l’Iran pour que Téhéran reprenne ses engagements du "plan d’action global conjoint" (JCPOA, sigle anglais de l’accord nucléaire). Le président américain Joe Biden a indiqué pour sa part qu’il ne lèverait les sanctions que lorsque Téhéran respectera ses engagements.
La seule manière de dépasser ce dialogue de sourds est de revenir sur le terrain juridique, propose le sociologue Majid Golpour. "Avant tout, il faut rendre transparentes les négociations à venir, et avoir des exigences juridiques claires", dit-il. En ce sens, le déclenchement du mécanisme de règlement des litiges prévu par l’accord permettrait de mettre les manquements des uns et des autres sur la place publique. "Si on veut revitaliser l’accord, ce n’est pas la peine de penser à un accord ‘plus’, il faut déjà utiliser tout le potentiel du texte existant", dit ce chercheur associé à l’ULB, régulièrement consulté par les autorités européennes. La sortie de crise devrait être à l’ordre du jour d’une première rencontre, ce mercredi, entre des représentants de l’Union européenne et les États-Unis.
Comment peut-on sortir de cette crise ?
Il faut avoir une vision d’ensemble, multidimensionnelle. La crise autour du dossier nucléaire n’est qu’une couche parmi d’autres. La mauvaise application du JCPOA nécessite des ajustements sur les plans financier, économique, sociétal, géopolitique, sécuritaire, et nucléaire.
Faut-il un nouvel accord pour autant ?
La seule voie possible est juridique et transparente. Corriger les dysfonctionnements peut se faire en actionnant le mécanisme de résolution des litiges, prévu dans le texte existant. Les Européens doivent le faire. D’autant plus qu’ils parlent beaucoup de souveraineté stratégique. C’est devenu le mantra de la Commission européenne : pour être autonome, il faut être stratégique. C’est le moment de le montrer.
L’Union européenne doit jouer les médiateurs, comme le chef de la diplomatie iranienne, Mohammad Zarif, l’a proposé ?
Oui. Pour jouer la carte de la médiation, Josep Borrell ne peut qu’activer la commission conjointe de règlement des différends. C’est à l’avantage de l’Europe car toutes les démarches deviennent publiques, au vu et au su de tous, y compris du guide iranien, qui ne pourra plus se défausser en affirmant qu’il n’était pas au courant de tout. Les pays européens signataires de l’accord (Royaume-Uni, France, Allemagne, NdlR) l’avaient demandé en janvier 2020, mais l’Union ne l’avait pas activé, arguant que Zarif ne voulait pas participer. Aujourd’hui, il le demande lui-même… Trump est parti et Biden veut travailler avec les Européens dans un cadre multilatéral. Bref, plus rien ne s’y oppose.
L’UE avait manqué d’unité dans ce dossier…
Et de détermination. L’Europe n’avait à demander l’autorisation de personne. Elle pouvait soulever le problème et jouer sa carte de modérateur. Elle n’a rien fait. Chaque partie (à l’accord) a continué à privilégier des marchandages de bazar, et a fait des annonces, en fonction de ses intérêts propres. De leur côté, la Chine et la Russie ont fait leurs affaires en toute discrétion avec l’Iran. Bref, on n’a pas utilisé le potentiel de cet accord. Et ça continue. Dès que Trump a quitté le pouvoir, Khamenei a envoyé un message à l’administration Biden pour obtenir des dommages et intérêts des États-Unis à la suite du rétablissement de leurs sanctions. Ce que l’Iran ne peut pas faire. Si Borrell déclenche le mécanisme de résolution, Zarif va être obligé d’apporter des preuves du litige pour l’Iran, devant la commission conjointe. Tout le dossier peut ainsi remonter jusqu’au Conseil de sécurité de l’Onu.
Le président français, Emmanuel Macron, avait suggéré d’inclure l’Arabie saoudite et de considérer les attentes régionales dans les nouvelles négociations avec Téhéran…
Cela n’a pas été un franc succès. Si l’UE recherche une souveraineté, une autonomie stratégique face à la suprématie chinoise ou américaine, c’est aux Européens de proposer une stratégie indépendante et multidimensionnelle. C’est le meilleur moment pour proposer un programme de négociation fondé sur le droit, qui reste la valeur de référence sur laquelle reposent nos sociétés. Chaque point à négocier doit être examiné de manière univoque sur le plan du droit. Cette approche, où le droit est au centre de tout, devrait plaire aux États-Unis. Mais cela nécessite une bonne communication avec eux.
Ce dossier est emblématique de la rivalité entre Téhéran et Washington, mais constitue-t-il une priorité pour ces deux pays ?
Il faut reconnaître qu’avec sa tactique de pression maximum, Trump a réussi à faire prendre énormément d’avance aux États-Unis sur ce futur dialogue. Washington est en position de force. D’ailleurs, dans leur première évaluation de politique étrangère, ils n’ont même pas mentionné l’Iran, mais le Yémen (avec l’arrêt des ventes d’armes à l’Arabie saoudite) et la Chine.
La République islamique est quant à elle très affaiblie et se trouve dans une position d’attente pour régler ce problème. Les Iraniens vont élire un nouveau président (en juin), et c’est la première fois que les États-Unis constituent un enjeu dans une présidentielle. Depuis la prise d’otages à l’ambassade américaine de Téhéran en 1979-1980, c’est toujours l’Iran qui s’est invité dans le champ politico-médiatique américain. Mais aujourd’hui, chaque candidat à la présidentielle iranienne fait valoir que s’il gagne, ce sera lui qui négociera avec les États-Unis. Or, vu le contexte économique très déprécié, les Iraniens y sont très sensibles. Car si ce candidat est capable de régler ce dossier à l’avantage de l’Iran, cela signifie qu’il y aura une baisse du dollar, une levée des sanctions, donc une amélioration du niveau de vie.
L’administration Rohani est en fin de parcours. Quel impact sur cette négociation ?
Trump voulait discuter directement avec le guide suprême puisque c’est lui qui décide en la matière. En fait, l’enjeu majeur pour le pouvoir central iranien, c’est la succession du guide, qui est âgé et affaibli. Il s’agit de trouver un successeur capable d’assurer la pérennité de la République islamique, donc qui ne soit pas balayé au premier mouvement de contestation. Cette succession est cruciale parce que tous les rapports de force entre les factions politiques, toute l’oligarchie financière du régime reposent sur la figure du guide. Mais cette succession est aussi délicate parce que les manifestations et la contestation sociale des trois dernières années montrent que les Iraniens ont perdu toute confiance dans leurs dirigeants. Ce que les Iraniens recherchent, ce n’est pas un nouveau guide mais un sauveur, quelqu’un qui va enfin améliorer leur sort. Pour la présidentielle, ils tentent de voir qui peut les sortir de leurs difficultés quotidiennes. En ce sens, les débats dans l’opinion publique et au sein des factions sur le problème nucléaire constituent un sursis pour Khamenei, qui lui laisse plus de temps pour désigner son successeur. En même temps, plus ces négociations nucléaires avec les États-Unis durent, plus les factions les plus dures du régime auront le temps de se renforcer et de développer le programme nucléaire. Dès les 21 février, la loi anti-JCPOA prévoit de fermer les portes de l’Iran aux inspecteurs de l’Agence internationale.