Les pétromonarchies du Golfe se tournent vers l’énergie nucléaire, de quoi inquiéter certains
Abou Dabi fait tourner la première centrale nucléaire du monde arabe. Riyad est sur ses traces. Au risque d’une prolifération dans la région?
- Publié le 03-03-2021 à 11h50
- Mis à jour le 05-03-2021 à 20h16
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Depuis quelques mois, l’actualité des Émirats arabes unis a de quoi donner le tournis aux observateurs les plus avertis de cette monarchie pétrolière. Être en tête du peloton : tel semble être l’adage de Mohammed ben Zayed, le prince héritier, déterminé à faire de son pays une puissance qui compte au Moyen-Orient. Le 9 février, Abou Dabi réussissait la mise en orbite de sa sonde spatiale Hope, envoyée sur Mars huit mois auparavant, se profilant par la même occasion comme le pionnier arabe de la conquête spatiale. Cet été, l’émirat annonçait une normalisation de ses relations avec Israël, autre coup d’éclat anéantissant le vieux consensus arabe sur la Palestine. Et au milieu de tous ces événements, la pétromonarchie faisait également entrer le monde arabe dans l’ère de l’énergie nucléaire.
Le 2 août 2020, le réacteur n°1 de Barakah, qui signifie "bénédiction" en arabe, a envoyé pour la première fois de l’électricité sur le réseau national. Construite grâce à un partenariat coréen, la centrale a mis une dizaine d’années à sortir de terre dans la zone désertique d’Al Dhafra, à l’ouest de l’émirat d’Abou Dabi. Lorsque ses quatre réacteurs seront pleinement opérationnels, Barakah devrait couvrir 25 % des besoins en électricité du pays. De quoi répondre à une demande énergétique croissante, rediriger les ressources pétrolières vers l’exportation et contribuer aux engagements climatiques, analyse Robert Mason, chercheur associé à l’Arab Gulf States Institute à Washington. "Il s’agit également de doter le pays d’une stature scientifique et de créer de l’emploi pour les locaux", précise-t-il. La centrale emploie actuellement plus de 3 000 personnes, dont 60 % de nationaux.
Un terrible soupçon
Si Rafael Grossi, le directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique (IAEA), a décrit la mise en route de Barakah comme une "vraie étape pour le secteur du nucléaire arabe", l’arrivée de nouvelles capacités nucléaires dans une région aussi tourmentée que le Moyen-Orient a sans surprise généré son lot d’inquiétudes. Le Qatar s’est plaint d’"une sérieuse menace pour la stabilité régionale et l’environnement". Il redoute entre autres les conséquences qu’une potentielle fuite radioactive pourrait avoir sur les précieuses usines de dessalement.
Et puis, il y a aussi ce terrible soupçon. De l’autre côté du golfe Persique, en Iran, l’aventure nucléaire civile a pris une tournure inquiétante. Faut-il s’attendre à voir la pétromonarchie emprunter le même chemin ? Pour Robert Mason, c’est hautement improbable. Les Émirats ont en effet donné de multiples garanties, au point d’être considérés comme un exemple à suivre par l’Agence internationale de l’énergie atomique. Ils ont signé tous les traités onusiens relatifs à la non-prolifération, ont adhéré à un accord bilatéral contraignant avec les États-Unis, et ont inscrit ces normes dans leur propre législation, rappelle le chercheur.
Concrètement, il existe deux moyens de fabriquer une bombe nucléaire : en utilisant de l’uranium enrichi, combustible nécessaire au fonctionnement d’une centrale nucléaire, ou du plutonium, qui est produit par la combustion de l’uranium. C’est pourquoi les quantités d’uranium enrichi produites par l’Iran inquiètent tant la communauté internationale.
Les Émirats, de leur côté, ont renoncé à produire eux-mêmes de l’uranium enrichi, et se sont engagés à ne pas réutiliser le plutonium. C’est une filiale de la compagnie d’électricité coréenne Kepco, partenaire dans la construction de la centrale, qui s’occupe d’acheminer le combustible nucléaire par bateau.
Une course à la bombe
C’est plutôt du côté de l’Arabie saoudite que se concentrent les inquiétudes. Après avoir annoncé dès 2011 son intention de construire seize réacteurs, Riyad semble avoir revu ses ambitions à la baisse. Dans l’immédiat, il y a le projet de bâtir deux gros réacteurs et de plus petites unités, notamment pour alimenter des usines de dessalement. Un petit réacteur de recherche est également en développement à la King Abdulaziz City for Science & Technology, avec l’aide de l’Argentine. Contrairement à son voisin et allié, Riyad, qui dispose de gisements d’uranium, veut se lancer dans l’extraction et l’enrichissement du précieux métal, ouvrant plus de possibilités à un usage militaire.
Les propos tenus par Mohammed ben Salmane, le prince héritier saoudien, sont encore dans toutes les mémoires : "Si l’Iran développe la bombe, l’Arabie lui emboîtera le pas aussi vite que possible", avait-il déclaré en 2018. Le 4 août dernier, un article publié dans le Wall Street Journal jetait un pavé dans la mare. Il révélait que Riyad, avec l’aide de la Chine, construirait secrètement une usine permettant de produire de l’uranium concentré dans le nord-ouest du pays, ce que le ministère de l’Énergie saoudien a démenti.
Pour autant, Ramesh Takhur, directeur du centre pour la non-prolifération et le désarmement à la Crawford School of Public Policy, en Australie, estime qu’il faut rester réaliste. "Je ne pense pas que les prochains risques de prolifération viendront de pays qui veulent générer de l’électricité avec le nucléaire. Se doter de la bombe nécessite de payer un prix politique particulièrement lourd", insiste celui qui fut un temps secrétaire général adjoint des Nations unies. "L’Arabie saoudite est-elle prête à s’engager dans cette voie ? Si elle le voulait vraiment, elle pourrait travailler clandestinement avec le Pakistan, ce qui serait plus facile et beaucoup moins aisé à détecter."