Washington équilibre sa relation avec Riyad tout en faisant un pas vers Téhéran
Les États-Unis multiplient les gestes symboliques œuvrant à redéfinir les termes de leur alliance avec l’Arabie saoudite.
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- Publié le 07-03-2021 à 08h09
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Joe Biden avait prévenu : son administration réévaluerait ses relations diplomatiques avec l’Arabie saoudite. Lors de sa campagne présidentielle, il avait traité le royaume sunnite d’État "pa ria" et promis de prendre quelque distance. La publication, le week-end dernier, du rapport des services de renseignement américains sur l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi constitue à la fois l’une des raisons et l’un des instruments de ce repositionnement américain vis-à-vis de son allié stratégique et historique dans le golfe Persique.
Ce document, qui conclut à la responsabilité personnelle du prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane, qui a au minimum validé le crime, avait depuis longtemps filtré dans l’opinion publique. Mais, en rendant officielle une version déclassifiée de ces renseignements présentés aux membres du Congrès quelques semaines après le crime du 2 octobre 2018 à Istanbul, Washington dévoile au grand jour les preuves matérielles qui révèlent les zones grises et les méthodes tout sauf scrupuleuses de certaines personnes dans les cercles du pouvoir saoudien.
Ce faisant, "le président américain indique que les États-Unis ont la capacité de laisser voir à l’opinion publique internationale une série de comportements inacceptables", estime le politologue Michel Liégeois. Une manière, selon lui, d’affirmer "quels sont les principes et quelles sont les lignes à ne pas franchir", ce qui a pour effet de "redéfinir les termes de la relation" diplomatique avec Riyad.
Une correction et un meilleur équilibre
"C’est une correction. Il ne s’agit pas d’affirmer que l’Arabie saoudite ne serait plus un allié des États-Unis sous Biden. Cela consiste à dire : nous avons certes des intérêts en commun mais, sous prétexte que nous sommes alliés, il n’est pas question que nous vous passions tout. Le message est que les États-Unis ne peuvent pas cautionner certaines pratiques", indique ce professeur de relations internationales à l’UCL et président de l’Institut de sciences politiques Louvain-Europe (Ispole). Après ses promesses de campagne de faire "payer le prix" de ce crime à cet État "paria", Joe Biden a finalement demandé cette semaine à Riyad de démanteler l’escadron de la mort envoyé au consulat saoudien d’Istanbul pour éliminer - dans tous les sens du terme - Jamal Khashoggi.
"Joe Biden avait marqué la nécessité d’une inflexion de la politique étrangère dans la région dans le sens d’une plus grande sévérité vis-à-vis de l’Arabie saoudite, qui avait bénéficié d’une véritable carte blanche totale de la part de l’administration Trump, compte tenu de la relation privilégiée quasiment personnelle qui s’était créée entre Jared Kushner (conseiller et gendre de Trump, NdlR) et Mohammed ben Salmane", explique le politologue Karim Émile Bitar, professeur à l’Université de Saint-Joseph à Beyrouth et spécialiste de la politique étrangère américaine dans la région. "Cela avait permis à Riyad de se lancer dans des expérimentations hasardeuses qui avaient coûté beaucoup à la région, avec le blocus contre le Qatar, la guerre sans fin au Yémen, le kidnapping du Premier ministre libanais Saad Hariri." L’une des conséquences concrètes est le rétablissement par les États-Unis d’une relation privilégiée avec le dirigeant actuel, le roi Salmane, et non plus avec MBS.
Début février, le nouveau président américain avait annoncé que les États-Unis mettait fin aux livraisons d’armes offensives à Riyad avec l’objectif de mettre un terme à la guerre au Yémen, dans laquelle l’armée saoudienne est engagée à la tête d’une coalition militaire. Là non plus, "la décision de renoncer aux livraisons d’armes dans le cadre précis de cette guerre, où le comportement de l’Arabie saoudite est jugé disproportionné, ne remet pas en question l’alliance stratégique et la volonté de Washington de continuer à défendre les intérêts vitaux de ce pays", souligne M. Liégeois.
Des signaux envoyés à l’Iran
Ces deux mesures "très symboliques" vont, dit-il, dans le même sens d’établir une "relation plus équilibrée", moins "inconditionnelle" entre les deux alliés après une période, sous l’administration Trump, "où tout ou presque était permis et passé sous silence au prétexte de la relation privilégiée".
Cette quête d’un meilleur équilibre de la part de Washington constitue aussi une tentative d’approche moins partisane, moins clivante dans le Golfe. Une démarche par laquelle les États-Unis tentent d’apparaître sous un jour plus "favorable" aux yeux du grand rival saoudien, l’Iran. "L’un des objectifs de la politique étrangère de l’administration Biden est de reprendre langue avec Téhéran et de relancer l’accord nucléaire", rappelle Michel Liégeois. "Ce qui nécessite d’envoyer des signaux à l’Iran pour montrer que l’Amérique n’est pas uniquement dans le camp saoudien", suggère M. Bitar.
"Pour cela, il faut adopter un positionnement un peu plus équilibré dans le cadre de cette relation d’opposition géopolitique majeure qui existe entre l’Iran et l’Arabie saoudite", note le professeur de l’UCL. "Or, il est difficile d’établir une relation de confiance avec l’Iran si l’on n’a pas un minimum de distance critique ou de recul vis-à-vis de son principal rival. D’où la nécessité pour les États-Unis de marquer leurs limites avec leur allié, l’Arabie saoudite."
Mais cette inflexion de la politique étrangère envers Riyad ne pourra pas aller très loin, pense M. Bitard, car, "la realpolitik étant ce qu’elle est, les États-Unis devront maintenir des relations cordiales avec ce pays auquel ils sont liés depuis près d’un siècle, et surtout depuis le pacte du Quincy en 1945, par une alliance stratégique très forte qu’ils ne peuvent pas remettre en cause aussi facilement".