À Lod, ville mixte, la cohabitation paraît désormais impossible : "On a bien ressenti qu’il y avait quelque chose qui bouillonnait"
Depuis plusieurs jours, la violence s’est abattue sur cette ville du centre du pays.
Publié le 14-05-2021 à 20h46 - Mis à jour le 14-05-2021 à 22h10
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Il a suffi d’une balle pour lancer la ville israélienne mixte de Lod, dans le centre du pays, dans un tourbillon de violence. Lundi soir, un civil israélien a abattu un Palestinien citoyen d’Israël pendant une manifestation, revendiquant l’autodéfense. "Ils nous lançaient des pierres, des cocktails molotov, dit Yoel Frankenburg, un des voisins, qui a assisté à la scène. Et la police a mis plus de 45 minutes à venir. Maintenant mon ami est en prison - alors qu’on devrait lui donner les honneurs !" La balle a touché Moussa Hassouna, 32 ans, en plein cœur. Sa femme venait d’accoucher.
À l’origine de l’embrasement, la violence qui s’est déchaînée à Jérusalem le week-end dernier, sur l’esplanade des Mosquées. Des centaines de blessés palestiniens, une attaque sur la religion musulmane, mais surtout une atteinte à l’identité palestinienne même. "Moi, je suis chrétien, mais Al Aqsa m’appartient aussi", dit Ghassan Monayer, 50 ans, un habitant du centre historique de la ville.
Champ de bataille
Alors qu’à travers le pays les Palestiniens citoyens d’Israël continuent à manifester, et qu’on voit de plus en plus de violences ponctuelles, Lod est devenue un véritable champ de bataille. Mardi dans la nuit, une synagogue a été incendiée, et plusieurs autres ont été vandalisées dans la ville jumelle de Ramle. Une école juive a aussi été attaquée. Le Premier ministre, Benjamin Netanyahou, est venu lui-même sur place, déclarant un état d’urgence. Dans les médias israéliens, on parle de "pogroms" et de "kristallnacht".
"J’étais assis par terre dans le noir, on a frappé à la porte, quelqu’un a demandé en criant ‘Arabe ? Arabe ?’ Heureusement, un de mes voisins de palier est sorti et les a persuadés de partir, raconte Israël. Il est directeur adjoint du centre communautaire Chicago, une des rares structures publiques où se rencontrent Juifs et Arabes. On a bien ressenti qu’il y avait quelque chose qui bouillonnait depuis quelque temps."
Dans les médias israéliens, pourtant, c’est le choc : "C’est là que j’allais manger du houmous !", crie un animateur de radio en voyant les images de guerre civile qui ravage la ville. Pour Rami Younis, un activiste et journaliste arabe qui a grandi dans un quartier en majorité juif de Lod, cela montre la fracture culturelle qui existe dans ces villes mixtes. "Les Israéliens ne voient pas, ou ne veulent pas voir, ce qui se passe de l’autre côté de la rue, ce que le gouvernement fait en leur nom", dit-il. Or, la situation économique, politique et sociale des Palestiniens citoyens d’Israël est devenue de plus en plus intenable. Ici, on sait depuis quand : 2005 et le désengagement de Gaza.

"La faute des colons"
"On vivait en bonne entente avant, entre Juifs et Arabes, mais c’est depuis que les colons sont arrivés que tout va mal", dit Alla el-Maharik, un camionneur de 47 ans. Il parle des Garin Torani, ou "graines de la Torah", une communauté de Juifs sionistes qui cherchent à renforcer la religion dans des communautés juives de la périphérie en s’y installant. Cette communauté, qui a des liens très étroits avec les colons de Cisjordanie, pratique la même philosophie - c’est une mitzva, un commandement, de reprendre la terre d’Israël pour le peuple juif. Et on leur reproche de choisir de s’établir au milieu de quartiers traditionnellement arabes.
Depuis mercredi, un couvre-feu a été déclaré, et cinq minutes avant 20 heures les rues retrouvent l’air du confinement généralisé. Mais, malgré la présence intense de la police, le centre historique de Lod résonne du bruit des grenades assourdissantes, des feux d’artifice, et même de tirs à balles réelles. Dans l’air flotte l’odeur âcre des voitures brûlées et du gaz lacrymogène.
Des bandes d’ultrasionistes juifs armés, souvent venus des territoires occupés, font le tour des rues, cherchant la provocation. Moussa, un jeune homme corpulent, est encore secoué d’une attaque sur la mosquée Dahamsheh, où il était en train de prier. "On a dû se barricader à l’intérieur, alors qu’ils lançaient des pierres en criant ‘Mort aux Arabes !’ La police était juste là et ils n’ont rien fait."
C’est tout un symbole. Pendant la guerre de 1948, qui a mené à la création d’Israël, un soldat israélien avait envoyé une roquette anti-tank dans cette même mosquée, "plâtrant les murs de restes humains" selon son témoignage, publié en 2013. En 2017, c’est le maire de Lod, issu du Likoud de Netanyahou mais classé à l’extrême droite, qui s’était introduit dans le lieu saint avec la police, demandant l’arrêt du muezzin.
"Avec les générations, Israël pense que les jeunes vont oublier ce que c’est d’être palestinien. Qu’ils vont se ranger du côté de la modernité, de la prospérité d’Israël. Et ils ont tort", dit Ghassan Monayer devant le monastère orthodoxe que son grand-père a construit au XIXe siècle. Il est en face de la Grande Mosquée, où Alaa el-Maharik a passé la nuit de mercredi avec un groupe de quelque 250 hommes, surtout des jeunes, presque tous masqués. Ils ont dû refouler quatre assauts de bandes juives. "La police court avec eux, vu d’ici, on dirait qu’ils sont ensemble", dit Alaa. Les jeunes veulent en découdre, ils courent d’un côté à l’autre de la place au moindre bruit, à la moindre annonce d’un "colon". Ils resteront jusqu’à la fin de la nuit. Pour Alaa, un homme mince et calme qui insiste pour parler un anglais parfait qu’il a appris par les films, cette énergie, malgré sa violence, est positive.
La communauté palestinienne de Lod, comme celle de beaucoup d’autres villes mixtes, est disparate : vidée de sa population à la création de l’État d’Israël en 1948, la ville a été peu à peu repeuplée par des réfugiés d’autres villes palestiniennes, des Bédouins, et même des "collabos", des Palestiniens qui ont accepté de travailler avec les forces de sécurité israéliennes. Dans ces villes, les systèmes de résolution des conflits traditionnels, basés sur les clans familiaux, n’existent plus, et le système juridique israélien n’inspire pas confiance. Alors on règle ses différends "par la violence", explique Alaa. "Maintenant on a toute une génération qui a grandi dans l’idée que le succès, c’est l’argent, et la seule façon de l’obtenir, c’est la violence. Quand je les vois ici tous ensemble, en train de se battre pour quelque chose de plus grand qu’eux, cela me donne de l’espoir."
Cette ligne de front qui passe en plein milieu de la société israélienne est presque plus importante que celle de Gaza, à moins de 60 km. Les deux se sont rejointes dans la nuit de mardi à mercredi. Une roquette tirée par le Hamas est tombée dans le hameau voisin, Damshah. Elle a trouvé son chemin jusqu’à la maison de Khalil Awwad, 52 ans, tué avec sa fille Nadine, 16 ans. C’est Sami, un voisin, qui les a conduits à l’hôpital. "On n’a pas d’abri ici, parce qu’Israël refuse de nous donner le statut de municipalité", dit-il. Damshah, un village qui existait avant la création d’Israël mais que l’État refuse de reconnaître, reflète l’identité complexe de ces Palestiniens citoyens d’Israël : ennemis mais indigènes, et liés pour le meilleur et pour le pire à la destinée de l’État hébreu.