Nucléaire iranien : "L’Europe doit s’imposer en médiateur et stratège"
La reprise des négociations visant à revitaliser l’accord nucléaire se fait attendre. Quel rôle devrait jouer l’Union européenne ? Quels sont les enjeux ? Tentatives de réponse et clés de compréhension avec le sociologue Majid Golpour.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/907af01e-7b9c-4133-bc5e-d4804534654d.png)
- Publié le 25-10-2021 à 09h47
- Mis à jour le 25-10-2021 à 09h48
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/7AYQV7V6PFHVLD2STZLFZI5LR4.jpg)
Le mystère le plus complet plane toujours sur la date de reprise des négociations visant à revitaliser l’accord sur le programme nucléaire de l’Iran. L’Union européenne joue les médiateurs entre les États-Unis, qui souhaitent réintégrer l’accord et attendent de Téhéran qu’il revienne à ses engagements, et l’Iran, qui promet un tel retour à condition que Washington supprime toutes ses sanctions à son égard.
Pour tenter d'apaiser cette cacophonie, le négociateur européen Enrique Mora a récemment rencontré son homologue iranien Ali Bagheri à Téhéran, maisle voyage retour prévu jeudi dernier à Bruxelles n'a finalement pas eu lieu. Ce qui laisse penser que l'Iran n'est pas prêt, qui a demandé du temps pour examiner le contenu des six cycles de réunions qui se sont déroulés en fin de présidence Rohani, d'avril à juin derniers à Vienne, en présence de tous les signataires du plan d'action (JCPOA). Les négociations pour restaurer ce texte s'étaient arrêtées mi-juin, au moment de l'élection de l'ultraconservateur Ebrahim Raïssi à la tête de la République islamique.
Le calendrier est aujourd'hui favorable à l'Europe et lui donne une "opportunité exceptionnelle" d'imposer "sa règle du jeu", estime le sociologue Majid Golpour, spécialiste de l'Iran, chercheur associé à l'ULB et consultant en stratégie des affaires.
Plan juridique contre plan militaire
"L'Europe doit prendre son autonomie stratégique en main et faire des propositions qui permettent de restaurer la portée de l'accord, de manière telle que chaque partie en sorte gagnante." Cela permettrait de rétablir la confiance, de manière indirecte, entre Téhéran et Washington. Sans le besoin de passer par la Russie, ni par la Chine.
L'Europe devrait, selon lui, proposer un "plan juridique" à l'Iran, "une solution technocratique, où la place des experts techniques et de leurs méthodes reste centrale dans la prise de décision", avec un échéancier précis orchestrant ces négociations. Une voie intermédiaire, dit-il, à même de retarder le "plan B" militaire que propose Israël (avec la bénédiction des États-Unis) en cas d'échec ou de retard important dans la reprise du dialogue.
"L'Europe a la possibilité de s'imposer en médiateur et stratège, en utilisant le terrain du droit", propose M. Golpour, puisque celui-ci constitue l'une de ses principales valeurs et ressources culturelles et son principal levier d'action.
La première chose qu'elle devrait faire consiste à identifier, hiérarchiser et structurer les points de blocage actuels. "Une solution serait d'inviter ceux qui ont quitté l'accord : les États-Unis, qui s'en sont retirés officiellement, et l'Iran, qui l'a quitté de facto. Et puisqu'ils sont incapables de s'entendre, l'Europe pourrait proposer de prendre en charge le calendrier de l'organisation des négociations, dans un délai précis imparti, et aussi demander l'autorité de l'arbitrage. De cette manière, elle pourrait synchroniser la levée des sanctions économiques et financières voulue par l'Iran et le retour aux limites de l'accord exigé par les États-Unis."
Levée "raisonnable" des sanctions
Il s'agirait de proposer une levée "raisonnable" des sanctions, ni progressive ni sans condition, et un retour tout aussi "raisonnable" aux limites fixées dans le JCPOA, le choix et la possibilité de trancher étant laissés à l'Europe. S'agissant des limites à restaurer, il conviendrait d'envoyer des inspecteurs européens en Iran pour évaluer à quel niveau il faudrait recadrer ses activités nucléaires civiles. "En six ans, ils ont travaillé et on ne peut raisonnablement pas demander, par exemple, qu'ils démantèlent toutes les centrifugeuses qu'ils ont installées en plus", suggère M. Golpour.
Une deuxième chose que peut faire le camp européen, au niveau de la bonne gestion du business légitime, est de considérer les litiges auxquels le retrait des États-Unis a donné lieu sur le plan économique. "Les intérêts de la population iranienne ont été lésés, tout comme les intérêts des affaires de l'Europe. Ces manques à gagner doivent être évalués et la facture doit être présentée aux États-Unis." Pour lui, l'Europe a eu tort de ne pas inciter la République islamique à activer la commission mixte (chapeautée par l'UE) prévue dans l'accord pour le règlement pacifique des litiges. "Selon le cadre juridique de l'accord, le retrait américain était légitime, pas les dégâts causés", relève-t-il.
Cette situation a poussé l’Iran à se retourner vers l’Europe en lui demandant de compenser le départ de Washington. Et, au lieu de tenter de contourner les sanctions américaines en créant un mécanisme d’échanges non monétaires comme Instex, l’Europe aurait dû répondre à l’Iran qu’elle pouvait l’aider pour peu qu’il active la commission.
Mais, si l'Iran n'a pas exploité le potentiel juridique de l'accord, c'est parce que l'attention de ses dirigeants n'était pas concentrée sur l'intérêt national et donc la population. "D'une part, certains réseaux de l'économie clandestine (telles les holdings du guide suprême) s'enrichissaient grâce à cette situation. D'autre part, les équipes (du président) Rohani, (du chef de la diplomatie) Zarif et (de son ajoint) Araghchi étaient tellement absorbées par l'activation de leurs réseaux d'affaires et par la manne potentielle dont elles allaient bénéficier qu'elles ne se sont pas même pas rendu compte qu'elles pouvaient aller en prison. C'est le cas depuis lors pour le frère de Rohani et le neveu d'Araghchi."
Les intérêts de chacun à l'aube d'un nouvel ordre mondial
Outre ses enjeux de sécurité internationale, le dossier nucléaire iranien est aussi un instrument au service de l’influence des grandes puissances. Chacune tente de maximiser ses intérêts alors que l’aube d’un nouvel ordre mondial s’est levée.
Pour l’Iran : contrer l’effondrement de son régime
Dans sa propagande, la République islamique a toujours affirmé qu'elle pouvait tenir le choc des sanctions grâce à sa stratégie de résilience. Elle n'est donc jamais allée dans une voie qui pourrait révéler ses faiblesses. Toutefois, elle est confrontée depuis quelques années à une "révolution au ralenti", dit Majid Golpour. Il y a beaucoup de manifestations, des grèves dans ses entreprises et services publics, de mouvements populaires aux motivations économiques, sociales, environnementales, et qui se doublent de revendications politiques de contestation du régime. "Les failles du système apparaissent de plus en plus. Ainsi, le ministère de la Planification vient de publier un rapport qui annonce que le gouvernement iranien sera en faillite, en raison de la poursuite des sanctions, dans moins de deux ans. Cela signifie que le paiement des salaires de plus de 5 millions de fonctionnaires, celui des retraites, les dépenses d'entretien des infrastructures ne pourront plus être assurés. Des écoles sont fermées, non pas à cause du Covid, mais parce qu'elles manquent de moyens de fonctionnement. La Bourse d'Iran, donc l'argent qui est investi dans les entreprises nationales, a connu une perte historique de plus de 20 %", précise-t-il. "C'est tout le régime qui menace de s'écrouler."
Signe que cette situation de plus en plus chaotique est prise au sérieux, le président Raïssi s'est engagé dans une tournée du pays pour aller à la rencontre de la population, et rassurer sur les capacités de l'État à agir. "Pour tenter de dissuader les velléités d'agitation populaire, ils ont changé les imams des mosquées pour accentuer le discours de propagande, mais, comme cela ne suffit pas, le régime a installé des gouverneurs et des procureurs issus des pasdarans (gardiens de la Révolution) dans la plupart des provinces. L'armée de protection du régime est donc partout aux commandes. Cette conversion de l'État-providence en un État militaire s'est faite en seulement quatre mois. La présidentielle était déjà une sorte de coup d'État rampant, cette fois il est carrément déclaré." D'après lui, le dossier nucléaire, et son enjeu pour la sécurité du monde avec la crainte d'une bombe atomique iranienne, masque tous ces aspects de politique intérieure. "Or il y a un moment où toutes les ruptures institutionnelles, économiques, sociétales, régionales, peuvent favoriser un effondrement du système sans qu'aucune opposition n'agisse. Le système s'est mis dans une situation telle que, malgré le contrôle d'un maximum de leviers, tout peut lui échapper."
Pour la Russie : maîtriser les marchés énergétiques
Pour la Russie, l'intérêt consiste à maîtriser les marchés énergétiques iraniens (gaz et pétrole). "L'Iran est en effet moins un partenaire commercial qu'un concurrent de la Russie, puisque leurs marchés se ressemblent, tant du point de vue des exportations de l'énergie que de l'armement. Par contre, ce qui intéresse davantage Moscou, ce sont les juteuses transactions diplomatiques qu'il peut réaliser dans la région, grâce en particulier à l'influence qu'il peut exercer sur Téhéran. L'accord devait permettre de renforcer les ressources énergétiques russes et de dominer le Proche-Orient." La Russie, en spécialiste des échecs, joue à plein de ses alliances de circonstance et de ses calculs géostratégiques pour avancer ses pions et assurer son accès aux mers du Sud.