Turquie: la diplomatie au bord du gouffre
Après une semaine de tensions, les relations vont reprendre laborieusement.
Publié le 25-10-2021 à 22h26 - Mis à jour le 25-10-2021 à 22h27
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Un message lapidaire de l'ambassade des États-Unis aura suffi à éteindre l'incendie. "Les États-Unis confirment leur respect de l'article 41 de la Convention de Vienne sur le droit des traités (NdlR : selon lequel les ambassades ont le devoir de ne pas s'immiscer dans les affaires intérieures de l'État)", pouvait-on lire dans un post publié sur le compte Twitter de l'Ambassade américaine en Turquie, relayé par les autres ambassades, à quelques heures d'un Conseil des ministres critique.
"Par les déclarations faites aujourd'hui, les ambassades sont revenues sur leur erreur, a commenté le président turc, Recep Tayyip Erdogan, lors d'un discours à la sortie de ce Conseil des ministres du lundi 25 octobre. "Ceux qui ne respectent pas l'indépendance de notre pays et les valeurs de notre nation ne pourront pas rester en Turquie", a-t-il ajouté.
Le message des ambassades occidentales a été accueilli triomphalement par la presse progouvernementale, qui l’a immédiatement interprété comme un recul.
Le lundi 18 octobre, dix ambassades occidentales - dont celles des États-Unis, de l’Allemagne et de la France - avaient en effet signé un communiqué appelant à un "règlement juste et rapide de l’affaire" Osman Kavala, homme d’affaires et philanthrope, provoquant l’ire d’Ankara.
Le cas Kavala
Interprétée comme une ingérence dans le processus de la justice, l’initiative à rebours des usages diplomatiques a donné lieu à une convocation des ambassadeurs par le ministère des Affaires étrangères. Samedi 23 octobre, lors d’un déplacement en province, Recep Tayyip Erdogan avait déclaré que ces dix ambassadeurs étaient désormais personæ non gratæ en Turquie, laissant craindre - l’espace de 48 h - un renvoi des ambassadeurs et l’approfondissement de la crise diplomatique.
En détention provisoire depuis quatre ans, Osman Kavala avait été d’abord accusé d’avoir soutenu les manifestations antigouvernementales de Gezi en 2013. À l’issue d’une audience agitée au tribunal de Silivri, près d’Istanbul, sa remise en liberté avait été prononcée en février 2020, avant qu’il soit immédiatement remis en prison, accusé cette fois d’avoir participé à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.
Et même si le dernier communiqué laisse supposer que les ambassades tentent de revenir sur leur première déclaration, la question de la libération d’Osman Kavala reste entière et pourrait faire l’objet de sanctions lors du prochain Conseil européen fin novembre.
"Si la Turquie honorait ses engagements et ses obligations, les ambassades n'auraient pas besoin de la mettre en garde", affirme Selim Kuneralp, ambassadeur à la retraite. La Turquie est membre du Conseil de l'Europe et se doit d'appliquer les décisions rendues par la Cour européenne des droits de l'homme. Or, la demande de "libération immédiate" de Kavala ordonnée par la Haute Cour en décembre 2019 est restée lettre morte.
Quel impact sur le procès de Kavala ?
La prochaine audience du procès aura lieu le 26 novembre. Si les menaces de sanctions contre Ankara du Conseil de l'Europe laissaient espérer sa relaxe, l'ancien diplomate craint que l'initiative des ambassades ne se révèle contre-productive. "Considérant qu'un procès équitable n'est plus possible dans ces circonstances, je pense que cela n'a aucun sens pour moi d'assister aux audiences à venir", a-t-il fait savoir dans un communiqué de presse vendredi 22 octobre.
L’initiative des ambassades révèle l’agacement des chancelleries occidentales et l’épuisement des recours à leur disposition pour restaurer des relations diplomatiques fluides avec Ankara.
Sans compter que les déclarations du président Erdogan surprennent jusque dans son propre camp. "Le ministère des Affaires étrangères lui-même a visiblement été pris de court par la décision, poursuit Selim Kuneralp. Le ministère ne compte plus du tout dans les relations internationales et il est marginalisé. C'est la présidence qui gère tout."
Coutumier de la gestion politique par la crise, le président turc - au pouvoir depuis près de 20 ans - est de plus en plus imprévisible. Bien que les mises en scène de ses bras de fer avec les pays occidentaux flattent sa base nationaliste, elles participent à fragiliser un peu plus son économie alors que la livre turque est en chute libre ces derniers jours.
"Cela dit, l'actualité va toujours très vite en Turquie, conclut Selim Kuneralp avec lucidité. Les médias proches du gouvernement feront le nécessaire pour que cet épisode embarrassant soit rapidement oublié."