"Mon frère est emprisonné et a été électrocuté, battu, humilié pour quelques tweets"
Areej al-Sadhan explique également recevoir elle-même "des menaces tout le temps".
Publié le 23-04-2022 à 10h53
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Le timbre de sa voix varie constamment. Entre l'éraillement ému dans les moments durs et l'intensité lorsqu'elle verse dans le courroux pour appuyer sur le clou. Depuis quatre ans, Areej al-Sadhan met toute son énergie pour obtenir la libération de son frère Abdulrahman. A 38 ans, ce travailleur humanitaire croupit dans une geôle saoudienne où il aurait été torturé selon ses proches. Sa peine : 20 ans de prison et 20 ans d'interdiction de voyager. Sa faute : des tweets ironiques sur le régime. Areej al-Sadhan a traversé les Etats-Unis et l'océan Atlantique pour parler de son sort devant l'assemblée du Sommet de Genève pour les droits de l'homme et la démocratie. La Libre y était et a pu s'entretenir avec elle. Areej al-Sadhan est notre Invitée du samedi.
Qu'est-il arrivé à votre frère Abdulrahman le 12 mars 2018 ?
Mon frère a été kidnappé au siège de son travail à la Société saoudienne du Croissant-Rouge à Riyad. Il s'agit d'une organisation humanitaire qui fait aussi partie de la Croix-Rouge. La police secrète saoudienne a débarqué, a pris son téléphone, sa voiture et il a été escorté jusqu'à un lieu inconnu. Il n'a pas pu nous appeler et les autorités n'ont pas pris le soin de nous prévenir. Son téléphone ne recevait ni les appels ni les messages. On était tous en panique, car on ne savait pas où il était. Quelques jours plus tard, son collègue de travail a trouvé notre contact et nous a dit ce qu'il lui était arrivé. Nous avons dès lors essayé de contacter la police secrète, sans mais succès. Ce n'est qu'après un mois de flottement qu'on nous a enfin dit qu'il était emprisonné, mais sans nous dire pourquoi il avait été arrêté, où il était gardé... Il a fallu que je me fasse entendre pendant deux ans, que la pression internationale soit plus forte, pour qu'il soit autorisé à nous appeler. Cette attente fut horrible. Cet appel a duré moins de dix minutes mais on a eu au moins la confirmation qu'il était en vie. Et puis, de nouveau, plus rien... On n'a plus eu de ses nouvelles pendant un an. Au total, cela a duré trois ans... Durant tout ce temps, il a été torturé.
Comment l'avez-vous su ?
D'abord grâce aux familles des autres détenus. Plus tard, on a pu le voir sur son corps. Ils lui ont brisé les mains, écrasé les doigts et ça laisse des traces. Il lui manquait des ongles d'orteil... Sa santé n'était pas bonne. Mon frère était en très bonne condition physique, il faisait très attention à lui. Quand on l'a vu devant les juges, ça se voyait qu'il n'était pas bien. Il marchait avec difficulté, c'était clair qu'il avait été torturé. Il a été électrocuté, battu, humilié, on l'a privé de sommeil. Ce n'est pas le seul. Il faisait partie d'un groupe composé d'activistes, de défenseurs des droits humains, des gens qui ont juste exprimé leur opinion sur Twitter...
Votre frère a donc été condamné à 20 ans de prison et 20 ans d'interdiction de voyager. Juste pour quelques tweets ?
Les preuves qu'ils ont apportées n'étaient rien d'autre que des pages imprimées de tweets satiriques émanant de deux comptes... parce qu'il critiquait le régime saoudien. C'est la seule raison qu'ils ont trouvée pour justifier 20 ans de prison et 20 ans d'impossibilité de quitter son pays. Ce ne sont que des tweets... Un des comptes est très vieux, je pense qu'il datait de 2012 et il ne l'utilisait même plus. Il n'y a qu'une trentaine de publications dans lesquelles il évoquait la lutte des Saoudiens pour trouver du travail. Ça n'a aucun sens...
Comment les autorités saoudiennes ont-elles su que votre frère était derrière ces tweets ou ces comptes parodiques ? Deux ex-employés du réseau social ont été inculpésaprès avoir été accusés d'avoir transmis à Riyad des informations sur des "tweetos" critiques du royaume. Y a-t-il un lien avec cette affaire et votre frère selon vous ?
Ils l'ont espionné. Ces deux espions ont été envoyés par le régime saoudien pour faire fuiter des informations et des milliers de comptes : des adresses, des e-mails, des numéros de téléphone... Mon frère était l'une de leurs cibles. Ils ont aussi espionné des journalistes. Nous pensons que c'est à cause de cela qu'ils ont pu le trouver, oui.

En Europe, et ailleurs, la mort du journaliste Jamal Khashoggi enlevé au consulat saoudien d'Istanbul et assassiné par après a beaucoup choqué... Un symbole de la politique du régime ?
Exactement. Si la mort de Khashoggi était seulement une erreur, comme ils ont tenté de la qualifier, on ne verrait pas toutes ces oppressions. Mon frère ne serait pas en prison, tous ces activistes ne seraient pas torturés, on ne serait pas menacés après avoir exprimé notre opinion sur les réseaux sociaux. Toutes ces attitudes montrent que ce qui est arrivé à Khashoggi était prémédité.
Vous aussi, vous avez été menacée sur Twitter...
Oui, je reçois des menaces tout le temps. La plupart émanent de comptes qui ont des photos du drapeau saoudien, de MBS (acronyme pour désigner le prince héritier Mohammed ben Salmane, NdlR), ou ces trois lettres inscrites dans leur pseudo. Ce sont des messages d'intimidation. Le premier message que j'ai reçu, c'était : "Si tu dis un autre mot, tu vas le regretter". Alors que je demandais juste où était mon frère. Je ne pouvais pas rester silencieuse. Je me suis fait entendre encore plus. Et plus je le fais, plus les menaces sont nombreuses. Qu'on allait me couper en morceaux, qu'on allait venir me trouver aux Etats-Unis et me jeter en prison, des menaces d'ordre sexuel... Ils menacent aussi ma famille, ils ont qu'ils allaient décapiter mon frère... Des menaces horribles.
Dans quel état d'esprit se trouve votre frère aujourd'hui ? Vous pouvez avoir des contacts avec lui ?
Depuis le 5 octobre 2021, le jour du prononcé de sa sentence, il a de nouveau disparu. Nous ne pouvons pas le contacter. Toutes nos requêtes pour lui parler ou lui rendre visite sont refusées. Aucune communication n'est permise. L'avocat a été désigné par le gouvernement, donc, il a très peu de marges de manœuvre. Avant son audience, il n'avait d'ailleurs pu lui parler que quarante minutes. Mon père est en Arabie saoudite. Il est juriste mais ne peut même pas communiquer avec son fils.
Il y a trois ans. Nous avions rencontré l'épouse et les enfants du blogueur saoudien Raif Badawi. Ils craignaient que ce dernier ne soit jamais libéré. Ce qui a finalement été fait le 11 mars 2022. C'est un petit espoir pour vous ?
Tout d'abord, je tiens à dire que je suis très heureuse de voir Raif Badawi enfin "libre". Mais d'un autre côté, ça me rend triste car il aurait dû l'être avant. Il a purgé sa peine : dix ans de prison. Et puis, malgré sa sortie, il ne peut pas voyager et n'a pas la possibilité de voir son épouse et ses enfants qui ont fui au Canada. C'est terrible. Ils ne peuvent pas revenir. Raif Badawi a déjà fait face à tant d'injustices... Il a perdu dix ans de sa vie, un temps précieux qu'il n'a pas pu partager avec ses proches.
Vous habitez aux Etats-Unis. Les USA mettent-ils la pression sur les autorités saoudiennes pour exiger la libération de votre frère ?
Les autorités américaines nous ont soutenus et ont montré de la compassion pour l'histoire de mon frère. Le département d'État a tweeté et a parlé de sa situation. La Présidente de la Chambre des représentants des États-Unis Nancy Pelosi a beaucoup évoqué son cas mais jusqu'à présent les autorités saoudiennes ne coopèrent pas. La pression doit être plus forte. Une semaine après l'élection de Joe Biden, mon frère avait pu nous appeler. On lui avait laissé entendre qu'il allait être libéré rapidement. Puis, il y a eu la publication du rapport des services de renseignement américains accusant Mohammed ben Salmane d'avoir "validé" l'assassinat de Jamal Khashoggi. Les USA ont décidé de sanctionner certains membres du régime mais pas MBS. Tout a changé dans la foulée. Mon frère a été condamné, un nombre croissant d'activistes a été incarcéré. L'Arabie saoudite n'a aucune intention d'améliorer les droits humains. Le 12 mars, ils ont exécuté 81 personnes. C'est de pire en pire.