"J’étais sur la liste des cibles à assassiner. Aujourd’hui, loin de l’Iran, je ne me sens toujours pas en sécurité"
Kazem Kardavani explique que la peur "fait partie prenante" de la société iranienne. "Elle a une véritable fonction sociale."
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Publié le 11-02-2023 à 11h45
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Kazem Kardavani a fui l'Iran en l'an 2000. Ce sociologue de formation exerçait notamment le métier de professeur de langues et de littérature française. "Mais j’ai été expulsé de l’université car j’ai toujours été un opposant au régime islamique. Je faisais partie des intellectuels iraniens qui critiquaient la mainmise des mollahs sur l’appareil d’État." Aujourd'hui, c'est depuis l'Allemagne qu'il s'active pour soutenir les manifestants iraniens. Interview.
Pourquoi avez-vous fui l’Iran ?
J’étais membre actif de l’association des écrivains iraniens. Au moment des assassinats en série dans mon pays, dans les années 1990, quatre membres de cette association ont été assassinés. Mon nom figurait aussi sur la liste des cibles à abattre. J’ai pu m’échapper mais je ne pouvais plus rester en Iran. J’ai profité d’être invité à une grande conférence à Berlin réunissant des intellectuels iraniens pour fuir. D’ailleurs, juste après cette conférence, un arrêt du tribunal révolutionnaire iranien indiquait que j’étais en état d’arrestation. Depuis, je poursuis mon travail de sociologue et mes recherches depuis Berlin. J’y publie une revue théorique dans les sciences sociales qui est largement diffusée en Iran via Internet.
Pourquoi deviez-vous être tué ?
Les autorités ne toléraient pas que les intellectuels s’organisent, tiennent des conférences, appellent aux protestations… Ils nous ont aussi interdit de continuer à publier la revue que nous tenions.
Envisagez-vous d’y retourner ?
Oui ! Si je peux rentrer, dès le lendemain je suis à Téhéran (rires). Mais pour le moment, si je tente d’y retourner, je serais arrêté directement à l’aéroport pour purger une peine de dix ans…
Avez-vous encore beaucoup de contacts avec votre famille et vos amis sur place ?
Oui, beaucoup ! J’ai une grande famille à Téhéran et en province. Je discute aussi avec beaucoup de journalistes, écrivains, traducteurs…
Comment communiquez-vous ? On sait que les mails peuvent être lus, les appels être écoutés. Vos proches osent-ils se confier ?
Les autorités ne peuvent pas mettre tout le monde sur écoute, elles surveillent surtout certaines personnalités. Mais on sait que, par moments, on contacte des personnes qui sont surveillées. De toute façon, on utilise certaines applications cryptées. On a aussi un code particulier pour parler entre nous : même si on ne prononce pas tel ou tel mot, on comprend ce qu’on veut se dire. Et pour les communications très sensibles (les questions politiques, des arrestations imminentes, des dangers de mort…), on passe par des intermédiaires qui font circuler les messages. On a toujours des tuyaux pour pouvoir échapper à la mainmise de l’État sur nos relations.
Quels échos avez-vous des événements sur place ?
En ce moment, dans le Kurdistan iranien et dans le Sud, il y a encore un mouvement de masse, des protestations journalières. Dans ces deux régions, on constate l’omniprésence des forces de sécurité. À Téhéran, la contestation a changé de forme, il y a moins de manifestations. Imaginez, il y a eu au moins 20.000 arrestations ces derniers mois. Et, cette fois-ci, les autorités ont essayé de moins tuer les protestataires que par le passé. Elles s’en sont pris par exemple aux yeux des filles avec des fusils très sophistiqués pour les rendre aveugles ou borgnes. Mais ça n’a pas empêché les femmes de nettement moins respecter le voile islamique. La situation a changé depuis la révolte de ces derniers mois. Le pouvoir ne peut plus revenir à la situation qui préexistait à ce mouvement. Les femmes viennent même en rue avec des t-shirts courts. Contrairement à ce que certains disent, le mouvement ne s’essouffle pas, il prend juste d’autres formes. Dans les grandes cités, des gens crient des slogans dans la nuit, d’autres écrivent des graffitis sur les murs. La protestation passe par de telles actions.
Ces mouvements de contestations, peu importe leur forme, ont-ils un impact sur le régime ?
Oui. On a d’ailleurs entendu l’ancien Premier ministre iranien Hossein Moussavi appeler à un changement fondamental du système. Cela prouve que l’on essaie de proposer une sortie de crise. La contestation permet, qui plus est, aux gens de garder espoir. Elle a mis en lumière la crise profonde dans laquelle s’enfonce la société iranienne. C’est très important. La situation économique en Iran est catastrophique. La vie est très chère. Pas mal de gens se demandent comment gérer leurs dépenses quotidiennes.
Connaissez-vous des personnes qui ont participé aux manifestations ?
Oui. Elles ont été arrêtées, mais ont été relâchées. Elles ont toutefois dû signer un papier s’engageant à ne plus participer aux mouvements.
On a entendu de nombreux témoignages de viols, de tortures… Est-ce une manière de réprimer ces contestations par la peur ?
Tout à fait. Historiquement, la peur fait partie prenante de notre société. Elle a une véritable fonction sociale en Iran, qui est un pays où le sentiment d’insécurité existe depuis longtemps. La population a toujours eu l’impression de ne pas avoir de droit et d’avoir des comptes à rendre aux autorités. L’absolutisme est un des traits de l’histoire iranienne. Ces jeunes filles et garçons, qui ont manifesté, ont bravé cet obstacle de la peur.
Les Gardiens de la révolution agissent-ils sans limites ?
En effet, ils n’ont pas de limites. L’ampleur de ces viols est telle que tout le monde en a eu vent à l’heure actuelle. Mais ils ne datent pas d’hier en réalité. Le régime iranien a toujours montré sa force en s’appropriant le corps de la femme. Il montre ainsi qu’il contrôle la résistance. Depuis le départ, les femmes sont à l’avant-garde de la protestation iranienne. À juste raison, les hommes ont accepté que les femmes prennent les choses en main. Dans le mouvement féministe en Occident, il y a une touche anti-hommes, qui n’existe pas en Iran en raison de la collaboration entre les deux sexes. C’est très important pour une société du Moyen-Orient. Quand on compare avec la situation en Arabie saoudite ou dans les émirats arabes, la place de la femme en Iran est centrale… C’est la clé de la réussite de ce mouvement de contestation.
Vu l’extrémisme religieux des autorités iraniennes, la situation peut-elle vraiment évoluer favorablement ?
Je dirais que 10 % de la population iranienne s’inscrit peut-être dans cet extrémisme religieux. Mais le succès du mouvement de contestation nous donne beaucoup de raisons d’espérer que la situation change. Le soutien au régime s’est appauvri. Les autorités ne peuvent plus que s’appuyer sur la force armée des Gardiens de la révolution et sur les organisations de sûreté. À l’époque de la révolution et jusqu’à la fin de la guerre contre l’Irak, les intellectuels qui s’opposaient au régime étaient très isolés. Ils avaient peur de leurs voisins. Ce n’est plus le cas. Nous sommes témoins d’une prise de conscience de la majorité des Iraniens : la régression dans le développement du pays à tous les niveaux et les conséquences néfastes du régime sur l’avenir de la société iranienne.
Pourrait-on assister à un changement de régime prochainement ?
Je ne pense pas. Cela me plairait mais je ne peux concevoir de changement de régime avant deux ou trois ans.
Il se dit que le président Raïssi est inculte et que les Iraniens se moquent de lui à chaque discours. Le confirmez-vous ?
Oui, c’est l’homme de pouvoir iranien le plus rigolo. D’ailleurs, il n’a été que durant six ans à l’école, c’est-à-dire qu’il n’a pas été plus loin que le niveau primaire. Il n’y connaît rien en économie.

Avez-vous l’impression que le soulèvement va venir de l’intérieur du pays ou de l’extérieur ?
De l’intérieur. Certaines forces extérieures croient qu’elles guident le mouvement, mais c’est une farce. C’est ce qui se passe dans le pays qui est déterminant, même si l’aide des Iraniens à l’étranger reste très précieuse. Ce qu’on fait dans les institutions européennes, dans la presse… est un grand soutien pour le peuple iranien. Mais ça n’a rien à voir avec ce qui se passe là-bas. De l’étranger, il est impossible de déterminer le destin des Iraniens.
Les autorités iraniennes tentent-elles d’imposer un fanatisme religieux dans le monde ?
Non, je dirais qu’elles essaient d’imposer un fanatisme religieux dans le monde de l’islam. Il y a une compétition entre l’Arabie saoudite et l’Iran pour savoir qui dirige le monde musulman. Il est vrai toutefois que le régime iranien tente de troubler l’ordre des pays occidentaux. Notamment en tuant les opposants iraniens vivant à l’étranger.
Vous sentez-vous en sécurité ? Craignez-vous des représailles si vous vous livrez à des critiques trop acerbes ?
Je ne me sens pas en sécurité. Je reste très prudent dans mes déplacements et dans mes communications. D’autres Iraniens en fuite et moi avons pris l’habitude de travailler, de nous amuser, mais en faisant toujours attention. Nous recevons des alertes de temps à autre de la part de la police sur des menaces nous visant.