Intimidation, violence, imprévisibilité... L’Iran s’enfonce dans une crise d’effondrement systémique
La République islamique est confrontée à un faisceau de crises qui la pousse à être plus inflexible et vindicative, estime Majid Golpour.
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Publié le 25-05-2023 à 06h45
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Les manifestations d’indignation et de contestation, déclenchées mi-septembre 2022 par le décès en détention de l’étudiante Mahsa Amini (dont la tombe a été vandalisée dimanche dernier), n’en ont pas fini d’irriguer les rues iraniennes. La semaine dernière, des cortèges spontanés se sont formés à Ispahan (centre), où les autorités islamiques ont exécuté vendredi par pendaison trois hommes dans la trentaine. La justice révolutionnaire les avait condamnés à mort en janvier sans réelles preuves –selon les organisations des droits de l’homme– de leur implication dans les violences ayant conduit à la mort de trois agents des forces de l’ordre lors d'échauffourées qui avaient émaillé des manifestations locales à peine deux mois plus tôt.
Leur arrestation, les conditions expéditives de leur procès et la rapidité de leur exécution ont, pour beaucoup, accentué le constat que les Iraniens font face à une justice arbitraire et imprévisible, à laquelle n’importe quelle personne semble être exposée. Du fait d’une participation aux défilés qui contestent les autorités du pays ou du port non réglementaire du hidjab pour les femmes. Ces dernières, qui sont à l’avant-plan de la fronde depuis la mort de Mahsa Amini, sont nombreuses à défiler cheveux au vent ou à organiser des actions d’insoumission, ôtant ostensiblement leur foulard pour libérer leur chevelure d’ordinaire invisible dans l’espace public. Si bien que, depuis le mois dernier, les autorités ont remis la pression sur la population féminine en multipliant les contrôles après avoir reformulé les conditions strictes de l’usage réglementaire de l’étoffe, qui symbolise à elle seule le pouvoir des mollahs.
Fermeté et violence
Selon de nombreux observateurs avertis, les autorités de la République islamique sont aux abois et font plus que jamais preuve d’une “fermeté inflexible” et d’une “violence inouïe”. Le sociologue Majid Golpour fait partie de ceux-là. “Pour maintenir l’ordre social et politique, elles ont besoin de plus de répression, d’intimidation, d’imprévisibilité. Elles sont incapables d’apporter des réponses à la hauteur de la gravité des crises qui frappent le pays. Cela pousse les dirigeants, et le guide suprême, à concentrer tous leurs efforts sur la survie du régime, en faisant régner la terreur dans la population”, estime ce spécialiste de l’Iran, collaborateur à l’ULB.
D’après lui, le régime révolutionnaire iranien est confronté à un faisceau de crises multidimensionnelles et interdépendantes. “Les crises sociales, économique, institutionnelle se conjuguent désormais. Le ciment entre les diverses factions qui assurait l’équilibre du pouvoir n’est plus suffisant pour assurer la cohésion du système en place. Sous Ahmadinedjad, cela suffisait parce que toutes les ressources politiques et économiques étaient dans leurs mains. Ce n’est plus le cas aujourd’hui”, résume M. Golpour, qui pointe les réseaux commerciaux plus ou moins occultes constitués avec des entités étrangères (russes et chinoises, entre autres) et favorisés par le poids des sanctions imposées à l’Iran.
Délitement entamé
D’après lui, l’élection à la présidence il y a deux ans de l’ultraconservateur Ebrahim Raïssi, avec la plus faible mobilisation électorale depuis 1979, a provoqué une accélération des processus de délitement du système entamés dans la foulée de l’échec de l’accord nucléaire de 2015. “Il y a une crise de confiance causée par le désespoir social, qui cristallise les inégalités, les injustices et les discriminations des rapports hommes-femmes. Une crise du modèle économique, avec une récession et une inflation galopante qui élargissent la pauvreté à plus de 60 % de la population, selon les chiffres officiels du centre de recherche de l’Assemblée islamique. ll y a aussi des crises intergénérationnelles, fruits de la rupture définitive avec la jeunesse et la diaspora iranienne”, explique Majid Golpour.
L’Iran fait face aussi à "une crise des valeurs sociétales (avec le divorce entre la population et l’autorité centrale), identitaires (accélération du processus de la désacralisation accentué par les massacres injustifiés de la population, notamment depuis mi-septembre) et religieuses (par le silence des autorités religieux face aux violences, aux tortures et exécutions). Sans compter, relève-t-il, que “la crise de légitimité et de succession du guide Ali Khamenei, dont aucune faction ne veut se voir imputer la responsabilité, entre en résonance avec la montée en puissance des crises géopolitiques et internationales”.
Bataille de succession
Dans ce contexte de perte de légitimité et d’effondrement en cours du système s’inscrit une bataille de succession que se livrent les diverses factions afin de préparer l’ère post-Khamenei. “Les factions se livrent une lutte sans merci. Le cercle du guide suprême est mis au défi par d’autres prétendants (au pouvoir), qui vont désormais jusqu'à remettre en cause les capacités de gouvernance de celui-ci, disant ouvertement (devant l’Assemblée) que cette gestion des choses ne peut continuer de la sorte”.
Pour le chercheur, l’épuisement provoqué par l’effondrement en cours rend la République islamique “plus agressive, plus violente, plus illégitime donc, mais aussi plus prétentieuse et vindicative”. La période de transition actuelle décidera du sort effectif de celle-ci : effondrement systémique ou remodelage artificiel. “Cela passera par une nouvelle dynamique politique, négociée avec les puissances mondiales –au détriment des droits manifestes des Iraniens– et impulsée notamment par la Russie et la Chine. Ces deux États, en compétition mais collégialement présents sur l’échiquier politique iranien, ont la capacité d'influencer la plupart des procédures décisionnaires stratégiques, en particulier dans les grands dossiers nucléaires, énergétiques et sécuritaires”.