Le “massacre” des arbres rend la vie plus pénible sous le soleil de plomb du Caire
Les autorités égyptiennes construisent à tout-va depuis des années : les blocs de béton s’imposent au détriment de l’ombre des feuillages.
- Publié le 06-09-2023 à 06h37
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Depuis plus de quatre ans, la routine quotidienne de Shoukry Asmar, habitant du quartier d’Héliopolis, à l’est du Caire, a totalement changé. Auparavant, ce technicien médical de 43 ans passait la plupart de son temps libre à se promener à vélo ou à pied avec ses deux enfants. La vie était douce dans ce quartier huppé : les arbres couvraient toutes les rues, les clubs et les jardins étaient ouverts à tous les visiteurs, qui venaient en nombre. Ces dernières années, le moindre pas dans ces rues lui inspire dégoût et colère. La couleur du ciment est partout, il n’y a plus l’ombre d’un arbre. Plus rien ne protège les piétons du soleil de plomb de l’été cairote.
Ces dernières années, le célèbre quartier construit par le Belge Edouard Empain, véritable petite ville européenne dans la métropole, a connu un triste sort pour ses habitants. La plupart des arbres jalonnant les rues du quartier ont été abattus pour aménager les autoroutes qui vont relier Le Caire à la nouvelle capitale administrative, voulue par le président Sissi à cinquante kilomètres à l’est. Des jardins ont été détruits pour créer des parkings, des cafés, des magasins. Pour ses habitants, le lieu a perdu sa beauté originelle. “Ce quartier historique est menacé de devenir un horrible bloc de béton. Ils ont massacré la plupart des arbres pour élargir les rues en autoroutes, difficiles à traverser. Les ponts en béton occupent toute la rue”, regrette Shoukry.
Alimenter la laideur
En 2011, Shoukry Asmar a lancé avec d’autres habitants du quartier le projet Heliopolis Heritage Initiative, pour empêcher la destruction d’un bâtiment historique d’Héliopolis. L’initiative est restée discrète les premières années car il n’y avait pas beaucoup de travaux dans le quartier. Tout a changé avec l’arrivée au pouvoir du président al-Sissi en 2014, et sa mise en place d’une campagne de modernisation contestée du Caire. L’année suivante, les autorités ont tenté de détruire le plus grand jardin du quartier, Merryland, réussissant à abattre une partie des arbres historiques qui s’y trouvaient, avant que les habitants ne protestent. Résultat : les travaux ont été stoppés, mais le jardin reste fermé au public depuis lors.
Depuis 2017, ces attaques contre les espaces verts se sont fortement intensifiées. “Des dizaines de bulldozers ont été déployées dans toutes les rues et élimine tout arbre et espace vert sur leur chemin. La justification : élargir les autoroutes”, précise Shoukry Asmar. Parallèlement, une partie du jardin Gharnata (inspiré du nom de la ville espagnole de Grenade) a été détruite pour créer un grand garage, inauguré par le Premier ministre Mostafa Madbouly en février 2019. Le 30 juillet dernier, le gouvernorat du Caire a annoncé sa volonté de transformer le reste de ce jardin en un centre commercial…
Un coup d’œil sur la page de l’initiative suffit pour constater à quel point les jardins et les rues vertes se sont couverts de béton. “Pendant cinq mois entre 2018 et 2019, on a recensé 396 000 mètres carrés d’espace vert arrachés dans le quartier d’Héliopolis. On a arrêté de recenser avec précision car le volume des destructions est devenu incommensurable”, regrette Shoukry.
Espaces verts méprisés
Mais l’abattage des arbres et l’élargissement des rues pour les voitures ont des conséquences mortelles. “En janvier 2020, 29 personnes sont mortes dans des accidents de voiture, car l’État a transformé les rues en autoroutes. Aujourd’hui, on recense deux ou trois victimes chaque semaine”, ajoute-t-il.
Selon Alternative Policy solutions (APS), un projet de recherche lancé par l’Université américaine du Caire, la capitale égyptienne a perdu environ 911 000 mètres carrés d’espaces verts entre 2017 et 2020. Les deux quartiers d’Héliopolis et l’est de la ville de Nasr ont perdu 584 000 mètres carrés pendant cette période. Mais pour Heliopolis Heritage Initiative, les espaces verts détruits dans ces deux quartiers pourraient atteindre 1,2 million de mètres carrés, jusqu’à aujourd’hui.
“Le problème est que les responsables égyptiens méprisent les espaces verts. Lors d’une rencontre avec un responsable pour parler de ces destructions, il nous a répondu : Pourquoi voulez-vous des arbres dans la ville ? Vous pouvez les trouver dans les terrains agricoles !”, explique Shoukry.
Initiative "ridicule"
Ces destructions, qui ont touché tout Le Caire et aussi d’autres villes, ont laissé les Égyptiens aux abois sous une chaleur inédite, qui a atteint à de nombreuses reprises cet été les 40 degrés. “Dans les rues, les piétons ne trouvent plus un arbre pour se mettre à l’ombre pendant la journée. La chaleur du Caire est devenue insupportable”, déplore auprès de La Libre Mohamed Younis, chercheur en justice environnementale à l’ONG Egyptian Initiative for Personal Rights (EIPR). “L’État ne comprend pas que la destruction des arbres et des espaces verts a des effets économiques catastrophiques pour l’État comme pour la population. Les gens utilisent de plus en plus de climatisations électriques, se déplacent plus en voiture, et souffrent de maladies à cause de la chaleur et la pollution. Tout cela constitue un fardeau sur les services de l’État et le budget”.
Selon APS, la surface d’espace vert par habitant, au Caire, ne cesse de diminuer ces dernières années, notamment en raison de ces destructions. Entre 2017 et 2020, celle-ci a diminué de 0,87 à 0,74 mètre carré, alors que la moyenne mondiale est de neuf mètres carrés.
En 2020, le gouvernement a lancé l’initiative “Ethadar Lil Akhdar” (se préparer pour le vert) afin de sensibiliser les citoyens à la problématique de l’environnement. “C’était ridicule. Le gouvernement organise des colloques dans le cadre de l’initiative, et à cent mètres de là, des ouvriers de l’État coupent les arbres dans une rue. C’est le gouvernement qui a besoin de sensibilisation”, dit Mohamed Younis.
“Sortir dans la rue pendant la journée fait courir un grand risque par cette chaleur. Il est inimaginable de voir des autorités hostiles aux arbres comme celles d’aujourd’hui”, lance d’un rire triste Shoukry Asmar, en lisant sur son portable un avertissement du gouvernement aux citoyens concernant les coups de soleil.