Firouzeh Nahavandy : “En Iran, la désobéissance civile est là, désormais. Elle va prendre des formes différentes mais elle ne va pas disparaître”
La mort de Mahsa Amani a amplifié la résistance de la population face au régime de plus ne plus contesté des mollahs. Les actions vont se poursuivre.
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- Publié le 16-09-2023 à 16h00
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Depuis la mort en détention de l’étudiante Mahsa Amini, il y a exactement un an, les Iraniennes ont “pris conscience, à grande échelle, de ce qu’elles étaient en train de vivre”, estime la sociologue Firouzeh Nahavandy, professeur émérite de l’ULB. Mais, jusqu’ici, leur pouvoir de résistance face à la République islamique “n’a pas du tout permis d’améliorer leur situation”, ajoute l’auteure de l’ouvrage Être femme en Iran (Éditions de l’Académie, 2023).
Voyez-vous des signes qui tendent à prouver que la résistance de ces dernières années, et encore plus depuis septembre de l’an dernier, a permis en fait de faire progresser la condition des Iraniennes ? Dans votre livre, vous dites qu’une “mutation qualitative s’est produite dans le positionnement des femmes”.
Ce qui est positif pour moi c’est que les femmes ont pris conscience, à grande échelle, de ce qu’elles étaient en train de vivre. Les événements après la mort de Mahsa Amini ont vraiment créé une sorte de solidarité, d’abord entre les femmes, contre le régime. Pourtant, cela n’a pas du tout amélioré leur situation. La République islamique a considérablement durci sa répression contre les femmes. Le mouvement n’a pas abouti, hormis à une prise de conscience réelle, à une amélioration de leur situation. Au contraire, je pense que le régime avait, avant la mort de Mahsa, un peu assoupli sa position. Le voile n’était déjà plus bien porté et les autorités semblaient le tolérer. Cet événement a malheureusement tout changé car le régime peut tolérer que le voile soit mal porté mais pas qu’il soit enlevé. Évoluer vers un tel changement saperait son propre édifice. Le durcissement de la répression le montre.
Comment le hidjab a-t-il pris une telle place symbolique dans la République islamique ?
Quand Khomeini a pris le pouvoir en 1979, il a essayé dès les premiers jours de rétablir l’obligation de la porter le hidjab. Cela avait entraîné pas mal de résistances, sous la forme de très grandes manifestations de femmes. Pour le régime, il ne s’agissait pas seulement d’une obligation religieuse, c’était une façon de marquer sa différenciation à l’égard de l’Occident. C’était la résistance contre l’impérialisme, le rejet de l’ancien régime qui avait promu l’enlèvement du voile, même si Mohamed Reza Chah n’en avait pas fait une obligation – mais bien son père. Pour Khomeini, le voile était le symbole de la résistance face à la maladie de l’Occident, comme il l’appelait. Donc à partir de là, ce voile a constitué l’ADN de ce régime. Mais ce n’est que depuis quelques années que les femmes ont commencé à utiliser le voile comme signe de résistance contre ce régime. Il y a eu différents épisodes, que ce soit sur Internet ou dans les rues de Téhéran, où l’on voyait des Iraniennes enlever leur voile. Avec la mort de Mahsa Amini, ce mouvement de résistance a gagné en ampleur. Puisqu’elle avait été arrêtée à cause d’un voile mal porté, celui-ci est apparu, au regard dans l’ensemble de la population, comme le signe du mécontentement et de la résistance face au régime.
Pensez-vous, comme certains, que l’Iran vit une sorte de révolution au ralenti depuis quelques années ?
On est certainement dans un processus révolutionnaire qui va se prolonger mais avec des phases plus cachées, plus lentes, et puis des accélérations dues à des événements particuliers. Par exemple, il n’y a plus de grandes manifestations sauf dans des provinces où il y a des problèmes ethniques. Mais à chaque fois qu’il y a une exécution, des manifestations spontanées ont lieu. Ce n’est plus les grandes manifestations dans les rues, mais la désobéissance civile est là désormais. Elle va prendre des formes différentes mais elle ne va pas disparaître.
Ce qui a changé, c’est le positionnement des hommes qui apparaissent soutenir en masse les femmes dans leur combat. S’agit-il d’un effet générationnel ?
C’est nouveau. Depuis un an, assez vite après quelques hésitations, on a vu les jeunes hommes rejoindre les femmes parce que c’est aussi une contestation contre le régime. Alors, est-ce que c’est vraiment un soutien aux femmes ? Je le pense. En tout cas, on a vu des hommes qui sortaient avec le voile en signe de solidarité avec les femmes. Dans les universités, des cloisons ont été fracassées pour permettre la mixité entre hommes et femmes, par exemple dans les réfectoires où la ségrégation les séparait. Donc il y a effectivement une jeune génération qui était déjà contre cette ségrégation qui proscrit tout rapprochement hors mariage des hommes et des femmes. Il y avait déjà beaucoup de couples non mariés qui vivaient ensemble, et même des enfants qui naissaient de ces couples. Le régime était déjà inquiet. Une partie des hommes, les plus jeunes, soutiennent toujours les femmes. Et puis, ce sont les hommes qui, aujourd’hui dans les manifestations, paient le prix le plus fort. Ce sont eux qui, pour l'essentiel, sont arrêtés et exécutés, même s’il y a des femmes également condamnées à mort et exécutées.
Les autorités ont annoncé supprimer la police des mœurs, qui contrôle l'application des mesure de ségrégation. Comment expliquez-vous leur capacité à maintenir le contrôle social ?
Il y a d’abord dans le droit pénal, des punitions prévues depuis toujours pour les femmes non voilées, et qui étaient plus ou moins appliquées selon les périodes. Mais depuis un an, il y a eu une période de flottement, parce que le régime ne savait pas trop comment intervenir. Maintenant, étant donné qu’il ne veut absolument pas céder, il y a des mesures extrêmement diversifiées. Il y a cette surveillance électronique (des caméras publiques couplées à un système de reconnaissance faciale, Ndlr), qui fonctionne puisque beaucoup ont témoigné avoir reçu des messages les prévenant qu’ils allaient être punis. Il y a d’ailleurs en ce moment de discussions sur près de septante articles de loi contre les femmes, à savoir les privations de travail, les punitions envers tous ceux qui toléreraient d’une manière ou d’une autre des femmes qui n’auraient pas porté le voile dans leur magasin, dans leur taxi… Il y a en outre des mesures de plus en plus vicieuses contre les femmes, comme les condamner à des tâches très abaissantes comme nettoyer les morts, récurer les toilettes. Le régime est de plus en plus créatif pour réprimer.
Quant à la police des mœurs en tant que tel, elle n’a pas vraiment disparu. Il s'agit d'un terme générique, qui existe depuis le début et qui peut recouvrir différentes réalités. Un certain corps est dissout mais il y a tout de suite un autre qui apparaît pour assurer la surveillance. Aujourd'hui, il y a ceux qu’on appelle les "hommes sans uniforme", qui surveillent la population. Ils peuvent être issus des bassidjis (miliciens civils), où il y a aussi des femmes, ou de la police. C’est toujours les mêmes qui mènent la répression.