Les politiques de restauration de la nature menacent-elles la souveraineté alimentaire européenne ?
Les opposants à la loi sur la restauration de la nature assurent que le projet de législation va menacer la souveraineté alimentaire européenne, voire avoir des conséquences sur la sécurité alimentaire mondiale. Argument mensonger ou crainte fondée ?
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- Publié le 27-06-2023 à 17h56
- Mis à jour le 28-06-2023 à 11h07
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Une catastrophe pour la souveraineté alimentaire européenne, une menace pour les productions et les revenus des fermiers… Si l’on se fie à l’argumentaire des eurodéputés du Parti populaire européen (PPE, droite et centre-droit), les Vingt-sept foncent droit dans le mur avec le projet de législation sur la restauration de la nature. “Dans sa forme actuelle, elle entraînera une baisse de la production alimentaire en Europe, ce qui fera grimper les prix des denrées alimentaires, risque de miner encore plus la sécurité alimentaire en Afrique et de bloquer des projets d’infrastructure qui sont cruciaux pour notre transition climatique”, assurait Manfred Weber, président du groupe PPE au Parlement européen, en quittant la table des négociations en mai dernier. Des craintes infondées qui s’éloigneraient de la vérité, estiment les défenseurs du texte. Qu’en est-il vraiment ?
Lecture erronée et incompréhension
L’un des premiers arguments invoqués par les conservateurs européens pour justifier leur refus est la crainte de voir des terres agricoles abandonnées. Dans un document reprenant sa vision pour l’agriculture en Europe, le groupe écrit “rejeter fermement l’objectif de retirer 10 % des terres agricoles de la production”, action jugée “irresponsable” dans le contexte actuel. Pourtant, ce n’est pas ce que le projet de loi de la Commission propose. En effet, l’article 9 prévoit que chaque État membre “parvienne à une tendance à la hausse au niveau national” pour une série d’indicateurs, y compris la part des terres agricoles présentant des éléments de paysage à haute diversité. Seul l’article 14 du texte de la Commission prévoit un objectif pour l’ensemble de l’Union européenne consistant à “couvrir au moins 10 % de la surface agricole de l’Union avec des infrastructures de paysage à haute diversité” à l’horizon 2030, contre 4,6 % à l’heure actuelle.
Bandes tampons, terres en jachère – en rotation ou non – , haies, arbres, fossés, ruisseaux, murs de pierre… Voici concrètement ce que la proposition de loi nécessite d’ajouter sur les terres agricoles. Bref, des éléments qui “offrent un espace pour les plantes et les animaux sauvages, y compris les pollinisateurs, préviennent l’érosion et l’épuisement des sols, filtrent l’air et l’eau, soutiennent l’atténuation et l’adaptation au changement climatique et la productivité agricole des cultures dépendantes de la pollinisation”.
Il ne sera d’ailleurs pas nécessaire de remplacer 10 % des terres agricoles par ces éléments. Chacun d’entre eux sera pondéré en fonction de son apport pour la biodiversité. “Par exemple, planter 1 m² de haies équivaut à 5 m² ce qui est logique puisque la haie est très riche en biodiversité et elle bénéficie donc d’un coefficient multiplicateur, clarifie Pascal Canfin (Renew EU), eurodéputé français et président de la Commission Envi du Parlement. Autrement dit, l’attaque de la droite qui dit que 10 % de nos espaces agricoles ne pourront plus produire d’alimentation est totalement fausse”.
Statu quo ou évolution : quelle est la menace ?
Selon le Français, la restauration de ces éléments de paysage va permettre de redonner aux écosystèmes leurs pleines capacités productives. “Pour les terres agricoles, c’est […] l’un des critères de la sécurité alimentaire”, assure-t-il. Pas de quoi convaincre les opposants à la législation, qui redoutent les effets négatifs sur la production de nourriture au sein de l’UE. Cet argument est utilisé depuis plusieurs mois par le PPE. En mars dernier, le compte Twitter du groupe assurait qu’adopter la loi sur la restauration de la nature entraînerait “une augmentation des prix des denrées alimentaires, une augmentation des importations de denrées alimentaires dangereuses ne répondant pas aux normes de l’UE, même une famine mondiale, des agriculteurs en faillite”.
“C’est exactement l’inverse. C’est bien le statu quo qui est risqué pour notre sécurité alimentaire. Restaurer les écosystèmes est la meilleure façon de devenir plus résilient face au choc climatique et de protéger nos rendements”, objecte l’eurodéputé Pascal Canfin. Plus de 3 300 scientifiques et experts, à l’origine d’une lettre pour défendre la loi sur la restauration de la nature, partagent cet avis. “La protection et la restauration de la nature, ainsi que la réduction de l’utilisation des pesticides, sont essentielles pour maintenir la production à long terme et renforcer la sécurité alimentaire”, écrivent-ils, citant une demi-douzaine d’études pour appuyer leur propos. Les auteurs de la lettre rappellent que “les plus grands risques pour la sécurité alimentaire proviennent du changement climatique et de la perte de biodiversité et de services écosystémiques”.
Dans son rapport spécial sur l’utilisation des sols publié en 2019, le Groupe International d’Experts sur le Climat (Giec) appelait à repenser l’usage des terres et nos habitudes alimentaires. Le document soulignait l’importance de réduire le gaspillage ainsi que l’intérêt pour l’environnement et la santé de régimes moins riches en viande. Selon le Pr. Jeroen Candel, chercheur à l’Université de Wageningen, la proposition de loi doit être prise dans un contexte général de réforme du système alimentaire. En effet, une étude Greenpeace publiée en 2019 estimait que 71 % des terres agricoles européennes étaient destinées à nourrir du bétail. “Parmi ces 71 %, la moitié sont des prairies permanentes qui peuvent apporter des bénéfices indéniables en termes de préservation de la biodiversité et de captage du carbone”, notait l’ONG à l’époque. “L’autre moitié sont des terres arables qui pourraient en partie être utilisées pour produire fruits, légumes, légumes secs ou céréales destinées aux populations et non au bétail.”
Repenser le système de production alimentaire
Pour permettre à l’Union européenne de faire face aux changements climatiques et d’assurer sa souveraineté alimentaire, le scientifique recommande de changer radicalement le système. “Si nous prenons au sérieux le changement climatique, nous devons changer notre mode de production alimentaire. Ce vers quoi nous devons tendre, c’est ce que nous appelons un système alimentaire européen circulaire”, expliquait-il lors d’un briefing organisé par la campagne #RestoreNature.
C’est précisément le sujet d’une étude publiée dans Nature, dont les résultats montrent que la refonte du système alimentaire européen sur base des principes de circularité pourrait apporter des avantages environnementaux à l’Europe et au monde. “Nous calculons une réduction potentielle de 71 % de l’utilisation des terres agricoles et de 29 % des émissions de gaz à effet de serre par habitant, tout en produisant suffisamment d’aliments sains dans le cadre d’un système alimentaire européen autosuffisant”, résument en effet les auteurs, qui ont testé trois scénarios dans l’UE et au Royaume-Uni.
Et ce n’est pas tout : selon leurs résultats, la modification du système alimentaire européen pourrait permettre d’assurer plus d’exportations. “En cas de pénurie alimentaire mondiale, les économies réalisées sur les terres agricoles pourraient servir à nourrir 767 millions de personnes supplémentaires en dehors de l’UE (+149 %)”, écrivent les scientifiques. Selon eux, la transition du système alimentaire de l’UE vers la circularité présente donc “un grand potentiel pour préserver la santé humaine et planétaire”, même si elle implique de grands changements.
Quant à des études scientifiques supportant les arguments du PPE sur la sécurité alimentaire, le chercheur est clair : “Toutes les études et synthèses, qu’elles émanent de l’UE ou d’ONG, montrent que cette dichotomie n’existe tout simplement pas. Au contraire, la dégradation de l’environnement est l’une des plus grandes menaces”.
Économiquement viable
Les conséquences économiques seraient, elles aussi, globalement positives. “Les résultats indiquent que le secteur agricole pourrait bénéficier d’un changement de régime alimentaire, bien que les résultats soient contrastés au niveau des pays, des régions et des exploitations”, conclut en effet une étude publiée en 2023. Les pays et régions spécialisés dans l’élevage seraient les plus susceptibles de perdre des revenus à court terme. “Même dans un pays dominé par les élevages comme l’Allemagne, il existe des opportunités de profit pour les exploitations spécialisées dans la production de fruits et légumes. Cela devrait faciliter la transition du secteur, à condition que les marchés fournissent les signaux de prix adéquats”, ajoutent cependant les auteurs de l’étude. “Nos résultats ont des implications pour les politiques visant à soutenir ces ajustements structurels importants en réponse à des changements alimentaires généralisés.”
”Il ne faut pas être naïf, il y a des régions en Europe où l’on se demande sérieusement si tous les agriculteurs seront en mesure de suivre le processus de transition”, relève le Pr. Jeroen Candel, qui rappelle que bloquer la loi sur la restauration de la nature n’apportera aucune solution aux agriculteurs qui subissent déjà les effets néfastes des changements climatiques.
Nourrir l’Europe tout en restaurant et préservant la nature semble donc, d’un point de vue pratique, possible. L’enjeu réside surtout dans l’adoption de nouveaux modes d’alimentations et la mise en place des politiques de soutien afin d’accompagner ces transitions.