Aux fourneaux avec Gert De Mangeleer
Le chef belge a rouvert le “Hertog Jan” en octobre 2021 à Anvers, où il a retrouvé le goût de la cuisine, en remettant la main à la pâte.
Publié le 28-01-2023 à 09h19
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Lorsqu’on débarque dans les cuisines du Hertog Jan à 9h du matin, Gert De Mangeleer et son équipe y sont déjà depuis 7h… Le chef belge de 45 ans est en train de découper des filets d’hamachi, un poisson arrivé ce matin de Zélande. Tandis qu’il enchaîne en taillant à la machine des tranches de calamar de la mer du Nord pour en faire des tagliatelles, qu’il enroule ensuite minutieusement autour de sa pince.
Gert De Mangeleer a beau être le chef ici — et pas des moindres : il reste le plus jeune chef belge à avoir, en 2011, décroché trois étoiles Michelin à 33 ans ! —, il travaille comme les autres membres de la brigade. “Je suis le chef, mais je fais partie de l’équipe. Je veux cuisiner, mettre la main à la pâte. C’est pour ça qu’on a tout recommencé ici. J’ai choisi cette vie de chef cuisinier il y a 25 ans et j’avais perdu ça à Zedelgem… ” avoue De Mangeleer.

Un restaurant à taille humaine
En effet, le Hertog Jan deuxième mouture, installé dans la superbe ferme Hof De Pleyne à Zedelgem en 2014, offrait un restaurant immense, avec un potager et une cuisine impressionnante qui occupait une grange du XIXe siècle. Un lourd investissement pour le duo formé par Gert De Mangeleer et son associé, le sommelier Joachim Boudens… Ils ont cherché, en vain, à vendre après la fermeture du restaurant fin 2018. La ferme accueille aujourd’hui la cuisine de préparation des restaurants du groupe Hertog Jan mais aussi, depuis le 16 décembre dernier, le Bar Bulot étoilé, qui a quitté Sint-Michiels (cf. ci-dessous).
“À Zedelgem, on était jusqu’à 25 en cuisine et on recevait jusqu’à 140 clients par jour. Mais quand on a fermé le Hertog Jan fin 2018, c’était avant tout parce que nous souhaitions créer le groupe et ouvrir plusieurs restaurants. Quand on a fermé, honnêtement, j’ai pensé que je n’ouvrirai plus jamais de restaurant gastronomique… ”, se souvient le chef flamand.
Et pourtant… Le besoin de mettre en oeuvre sa créativité culinaire débordante taraude De Mangeleer, bien conscient que si Joachim Boudens et lui veulent “vendre” leur marque et leurs autres projets, ils ont besoin d’un restaurant gastronomique porte-étendard.

Une opportunité se présente à eux dans le tout nouveau et luxueux complexe hôtelier Botanic Sanctuary, qui va ouvrir à Anvers… Le nouveau “Hertog Jan” est inauguré en octobre 2021, avant même l’ouverture officielle de l’hôtel. Mais ce ne sera pas comme avant… Un nouveau modèle de restaurant s’impose, plus durable et surtout à taille humaine. Aujourd’hui, le Hertog Jan anversois compte seulement 11 employés dont 5 en cuisine, et reçoit 22 convives maximum à chaque service.
“Nous n’ouvrons plus que dix jours par mois, les équipes ont plus de jours de congé. Bien sûr, nous avons dû augmenter les prix pour être rentables et pour coller à l’augmentation du coût de l’énergie et des matières premières, mais les équipes ont une vie en dehors de la cuisine… ”, revendique le chef.
La fine équipe
“Le bras droit et le bras gauche” de Gert De Mangeleer depuis onze ans, Jef Poppe, est heureux de cette nouvelle formule : “Dans l’ancien Hertog Jan, on passait plus de temps à organiser et à gérer l’équipe qu’à cuisiner. Ici, on peut faire les choses nous-mêmes, on a plus de flexibilité dans le changement des plats et on est capables d’aller plus dans le détail, de faire encore mieux qu’avant ! ”

Dans la petite cuisine organisée en couloir, dédoublée d’un petit espace de préparation au sous-sol qui sert surtout de zone de stockage, ils sont cinq en tout à cuisiner dans un calme olympien. Il y a Lisa, une Taïwanaise de 26 ans, “qui fait les meilleurs pancakes taïwanais du monde ! ”, selon Gert, et qui a étudié la science alimentaire à l’université, Giel, 28 ans et originaire de Hasselt, “qui a toujours une solution pour tout ! ”. Et il y a enfin Joel, “the Mexican pastry power”, comme aime le décrire De Mangeleer. Celui-ci a travaillé dans les cuisines de préparation du groupe et avant cela sur sur des paquebots de croisière.
Cette équipe jeune, dynamique et pas forcément très expérimentée est complétée par Maria et Matthijs en salle, et par le directeur de restaurant et excellent sommelier Pieter Fraeyman, qui a pris la place de Joachim Boudens, désormais en charge de l’organisation du groupe.
L’inspiration japonaise
Chacun se met au service de l’élaboration d’un menu omakase, où le client s’en remet entièrement au chef, sans possibilité de changer une virgule au menu. Et où De Mangeleer puise largement son inspiration dans la cuisine asiatique et plus spécifiquement japonaise pour élaborer ses plats. “Il ne s’agit pas de copier la cuisine japonaise, mais de s’inspirer de ses techniques. J’ai été 27 fois au Japon. Ce que j’aime dans cette cuisine c’est la simplicité, l’état d’esprit, le respect du produit et des producteurs, le savoir-faire. Mais j’adapte la philosophie japonaise aux produits “régionaux”, de Belgique, mais aussi de France ou de Hollande. ”
Si Gert De Mangeleer dit avoir développé un style de cuisine plus international à Anvers, contrairement à beaucoup de chefs flamands biberonnés au style Hof van Cleve, sa cuisine ne manque pas de personnalité. Chaque plat semble ultra-réfléchi, précis. De Mangeleer mettant un point d’honneur à servir une cuisine qu’il aime, sans besoin d’avoir recours à un storytelling selon lui galvaudé autour du locavorisme ou de la saisonnalité. `

Mais ce qui fait sa grande force, ce sont ces plats géniaux, qu’on n’a jamais vu ailleurs. Comme ce caviar affiné selon la technique japonaise du kombujime, qu’il a mis neuf mois à mettre au point. Soit du caviar osciètre “cru” (non salé) subtilement assaisonné pendant 24h avec des algues kombu marinées dans de la sauce soja, du mirin et du saké, ensuite maturé pendant deux semaines dans sa boîte. Des œufs précieux servis avec un beurre blanc au saké et de la betterave cuite et séchée. Une alternative au classique tartare de bœuf et caviar, que n’affectionne pas le chef flamand
Un luxueux repas
Dans un nouvel écrin contemporain et ascétique imaginé par le décorateur Benoit Viaene, un repas au Hertog Jan démarre d’ailleurs par trois entrées au caviar. Gert De Mangeleer prend à cœur son rôle d’ambassadeur pour Royal Belgian Caviar, avec qui il travaille depuis 2005 — il faut dire que ses restaurants consomment 250 kg de caviar par an et que la marque lui a dédié un “Gold label” exclusif. Sur le principe de la concaténation (“ Marabout/Bout de ficelle/Selle de cheval… ”), créant une invisible harmonie, une dizaine de plats vont ainsi enchaîner.

Délicate “explosion de caviar” et d’œufs variés sur une mousse d’esturgeon fumé et un toast au levain. Incroyable “Toro no toro”, où le toro, le thon gras japonais, pas durable et difficile à dénicher en Belgique, est brillamment imité par de l’hamachi et du boeuf holstein belge. Mélangé en salle, l’ensemble sera ensuite surmonté d’une vinaigrette à la bergamote, d’umibudo (une algue qu’on appelle “raisins de mer”) et de superbes oursins.

Dans ce restaurant ultra-contemporain, on parvient à maintenir une atmosphère chaleureuse, grâce aux préparations en salle réalisées par les chefs, mais aussi grâce à ce moment particulier passé en cuisine… À la table aménagée dans une alcôve, Gert De Mangeleer sert un risotto de pignons de pin aux champignons sauvages et truffe noire de Carpentras.

Le plat est sublime, la vaisselle Royal Boch de style Copenhague de la grand-mère de Gert rappelle des souvenirs d’enfance. Et le Ximénez-Spínola P.X. 2019, sec et oxydatif, choisi par Fraeyman est juste parfait. Un moment suspendu, emprunt d’émotion…


« Je ne cuisine pas selon le style flamand, français ou japonais. J’ai forgé mon propre style car je n’ai jamais travaillé pour un chef. »
“Hertog Jan”, un restaurant, un groupe
Le talentueux chef belge Gert De Mangeleer est né en 1977 à Dendermonde, en Flandre-Orientale. Après des études à l’école hôtelière Ter Groene Poorte à Bruges, il travaille quatre ans comme chef au 't Molentje de Danny Horseele à Zeebruges, où il a carte blanche et où il décroche deux étoiles Michelin. C’est là qu’il fait la connaissance du brillant Joachim Boudens, élu à deux reprises meilleur sommelier de Belgique, en 2005 et 2011.
Convaincu qu’il peut atteindre des sommets, le duo s’associe à Guido Francque pour ouvrir, en juillet 2005, le Hertog Jan dans une villa de Sint-Michiels, près de Bruges. Là, en cinq ans seulement, ils vont obtenir les trois étoiles (en 2006, 2009 et 2011). En 2014, Gert De Mangeleer est également élu “Chef européen de l’année” au festival culinaire Madrid Fusion, tandis que le restaurant Hertog Jan déménage dans une grande ferme à Zedelgem. Ils maintiendront les trois macarons jusqu’à la fermeture du restaurant en décembre 2018. Les deux compères vont désormais se concentrer sur la création de nouveaux projets.

Un groupe, cinq restaurants
Le Hertog Jan*** Restaurant Group est fondé en janvier 2019 et s’étend rapidement, avec l’ouverture, en février de la même année, de la L.E.S.S. Eatery, une brasserie asiatique raffinée sur le’t Zand à Bruges, qui reçoit une étoile dans la foulée (perdue en 2022). Mais aussi avec la création du concept Bar Bulot, une brasserie contemporaine proposant des classiques français et belges revisités. D’abord installée dans la villa de Sint-Michiels, cette dernière ne tarde pas à être également récompensée d’un macaron en janvier 2021. Le bail de la villa de Sint-Michiels expirant en 2022, ce Bar Bulot se trouve désormais dans la ferme de Zedelgem, complètement réaménagée pour l’occasion.

Rouvert en octobre 2021 au Botanic Sanctuary à Anvers, le Hertog jan a été récompensé par deux étoiles Michelin en mai 2022. À ses côtés, le duo a également ouvert un second Bar Bulot. Tandis qu’il a ouvert à Gand le fast-good BABU, qui propose des burgers voyageurs réalisés avec des English muffins.