Aux origines du foot et du rugby
A l'origine des grands sports de ballon, il y a la soule (ou choule). Ce jeu, très populaire durant le Moyen Âge, était un véritable exutoire de violence, à tel point qu'il fut interdit.
- Publié le 03-06-2023 à 15h05
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Nous sommes le 15 janvier 1551, un vendredi, jour de la Saint-Maur. La météo est glaciale à cette période de l’année dans le Cotentin (Normandie). Après avoir terminé de déjeuner dans sa demeure de Mesnil-au-Val, Gilles Picot, sire de Gouberville, se rend à la paroisse voisine de Saint-Maur (actuelle commune de Tourlaville), en compagnie de quatre acolytes. Comme chaque année, il ne manquerait pour rien au monde la partie de choule.
La messe dite, l’effervescence s’empare de la paroisse. La foule se presse sur le parvis de la chapelle, avide du spectacle à venir. Dans un brouhaha général, Gilles Picot et ses amis se joignent aux chouleurs qui se regroupent en deux camps de part et d’autre de la place. Près de 500 hommes se trouvent de chaque côté. Les adversaires se toisent, le regard noir, prêts à en découdre. Balle en main, l’arbitre s’avance au milieu des deux groupes. La partie va commencer, la tension est palpable. Il lance la choule en l’air, qui retombe mollement au sol. Les deux équipes se jettent aussitôt dessus, se rejoignant en une mêlée enragée.
La lutte commence : un immense enchevêtrement d’hommes qui se poussent, se tirent, se frappent, se déchirent pour tenter de récupérer l’objet. Dans une sorte d’ivresse collective, la choule passe d’homme en homme, déplaçant la troupe au gré des allées pavées du village jusqu’aux chemins terreux en bordure des champs. L’un des amis du sire de Gouberville, le sieur Cantepye, fait une mauvaise chute dans la bataille et reste longtemps évanoui, mais la partie se poursuit ainsi des heures durant. Cette fois-là, la choule roule même jusqu’à la mer, les joueurs les plus intrépides se jettent dans les flots pour s’en emparer. Ce n’est qu’au coucher du soleil, que les chouleurs épuisés laissent un homme s’échapper du peloton, qui court péniblement déposer la balle sur le territoire adverse.
Le sire de Gouberville sort de cette partie meurtri, à tel point qu’il ne peut bouger de chez lui les deux jours suivants. Ce qui ne l’empêchera pas d’y retourner les années suivantes.
Durant la Renaissance, le jeu de la soule est des plus populaire dans les campagnes françaises. Il fait son apparition au XIIe siècle et se pratique principalement dans le nord-ouest de la France, en particulier en Bretagne, en Normandie et Picardie où il est d’ailleurs appelé "choule", mais aussi jusque dans le Hainaut.
Un jeu d’une grande violence
Jour de soule, c’est jour de fête. Attendue avec impatience par les villageois, la partie a lieu une fois par an, généralement entre Noël et mardi gras. À l’issue du match, a lieu un banquet ou un bal. D’abord pratiqué uniquement par les classes pauvres, le clergé et la bourgeoisie se prennent au jeu à partir du XIVe siècle.
La soule désigne à la fois le jeu et le ballon : une boule de cuir ronde remplie de son ou de foin ou un morceau de bois grossièrement taillé que les deux équipes en lice doivent déposer sur le territoire de la commune adverse pour pouvoir gagner la partie. Ce sont souvent deux paroisses voisines et rivales qui s’affrontent, mais une partie peut aussi se jouer entre les habitants d’une même commune. Dans ce cas, elle oppose les célibataires aux hommes mariés ou encore les paysans aux bourgeois.
Des variantes multiples
Le mot "soule" proviendrait du latin "solea", signifiant "sandale", car la balle est déplacée avec le pied dans sa version authentique. Mais il y a autant de localités que de façon d’y jouer : d’autres fois on y joue à l’aide des mains ou même à la crosse, en particulier en Normandie. Dans cette dernière version, le ballon est remplacé par un palet en bois dur.
Les règles ? Il n’y en a pas vraiment. Les parties duraient donc jusqu’à épuisement des joueurs, et se terminaient bien souvent à la nuit tombée. Le spectacle est brutal et les récits de l’époque relatent des scènes de violences inouïes. Véritable exutoire des haines individuelles et des rivalités collectives, les souleurs profitaient de ce moment pour régler leur compte et en ressortaient rarement intacts.
"Une soule, dans le Morbihan, n'est pas un amusement ordinaire ; c'est un jeu chaud et dramatique où l'on se bat, où l'on s'étrangle, où l'on se brise le crâne ; un jeu qui permet de tuer un ennemi sans renoncer à ses pâques, pourvu que l'on prenne soin de le frapper comme par mégarde […] C'est un jour d'indulgence plénière accordée à l'assassinat", décrit en ces termes l'écrivain Emile Souvestre dans son ouvrage Les derniers Bretons (1835-1837), à propos d'une partie de soule. Certaines parties sont donc mortelles. Les premières mentions écrites de la soule sont d'ailleurs faites dans des comptes-rendus de procès. "Un homme avait longtemps disputé la supériorité à ce grand souleur. C'était un paysan de Kergrist, nommé Ivon Marker. Mais François lui avait enfoncé une côte à une soule qui eut lieu à Neuliac, en 1810, et Yvon en était mort", témoigne encore Souvestre.
Le premier des sports de ballon
Ce jeu, aujourd'hui oublié, est pourtant considéré par certains comme l'ancêtre de bien des sports de balle actuels. À la fois du rugby, du football et même du hockey." Pour beaucoup de monde, aucun jeu n'est plus anglais que le football, c'est pourtant une erreur, le football est français et je pourrais même dire picard", assure Joseph Boulanger, sociétaire des Rosati Picards (société littéraire) lors d'une conférence en 1903. Le jeu se transmet outre-Manche durant la Guerre de Cent ans (1337-1453), où il perdure un peu plus longtemps que dans l'hexagone.
En France, face à la violence qu'elle suscite, la soule est plusieurs fois interdite. Le 3 avril 1369, le roi Charles V prend une ordonnance en ce sens, mais le jeu est tant enraciné dans les coutumes qu'il subsiste, le plus longtemps dans le Morbihan. C'est à la fin du XIXe siècle qu'il commence à péricliter. À Pontivy par exemple, la soule est interdite une première fois en 1819 par le sous-préfet, deux autres fois en 1848 et 1849. Un dernier arrêté pris en 1857 semble signer définitivement sa fin dans cette région." Chose curieuse, cette décadence coïncide à peu près avec le moment où football et rugby britanniques vont apparaître en France", souligne la Dépêche du 22 février 1932.
Aujourd’hui, certains nostalgiques tentent de faire revivre ce sport médiéval. La choule à crosse refait surface dans les années 2000 en Normandie, à travers la Fédération des jeux et sports normands qui a même créé un championnat. Et même chez nous l’engouement renaît : au début des années 2000, la soule faisait événement à Theux (région verviétoise). Et dans le village français de Tricot, la tradition ne s’est jamais arrêtée : chaque lundi de Pâques, les habitants se réunissent pour une partie de choule qui oppose les célibataires aux mariés.