Bordeaux/Bourgogne Crus incomparables
C’est une scène réjouissante du "Dîner de Babette", le conte de Karen Blixen. Au XIXe, une cuisinière catholique, fuyant les Versaillais, se retrouve bonne chez deux filles de pasteur, dans un port de Norvège. "En Bourgogne, on parle du vin quand on le boit"
Publié le 06-07-2009 à 00h00
C’est une scène réjouissante du "Dîner de Babette", le conte de Karen Blixen. Au XIXe, une cuisinière catholique, fuyant les Versaillais, se retrouve bonne chez deux filles de pasteur, dans un port de Norvège. Ayant gagné à la loterie, elle prépare un dîner français pour la maussade communauté luthérienne qui entoure les deux sœurs. Et, alors qu’un vieil homme livre les victuailles venues de France par bateau, l’une d’elles soulève une bouteille, effrayée : "Qu’y a-t-il là-dedans, Babette ? Ce n’est pas du vin, j’espère ?" Babette répond dans un sourire : "Du vin, Madame ? Oh ! Non ! C’est du clos-vougeot 1846." Servi sur des cailles en sarcophage, il déridera l’assemblée de "corbeaux noirs et de corneilles" réunis autour de la table. Le dîner libère des passions enfouies, balaie des haines mal recuites. La Bourgogne au travail révèle les appétits réformés.
Le vin de Bourgogne est-il un vin catholique ? Le bordeaux un vin protestant ? La thèse, un peu provocatrice, a été développée voilà quelques années par le géographe Jean-Robert Pitte (président de l’université Paris-IV de 2003 à mars dernier). Publiée dans une revue bordelaise (1) puis reprise dans "Réforme", le journal protestant, l’article avait suscité des commentaires savoureux de lecteurs. "Mais l’accueil a été très froid, raconte Jean-Robert Pitte, dans le monde des propriétaires, des maîtres de chais et des collègues de l’université de Bordeaux. Je n’avais pourtant pas conçu cela comme une parole d’Evangile. C’était plutôt du second degré." L’hypothèse est pourtant intéressante. Nourrie d’un peu d’histoire et de beaucoup de représentations, elle demeure un excellent prétexte pour revisiter une opposition délicieuse. Les deux plus prestigieuses régions viticoles françaises. Des vins chavirants lorsqu’ils sont très bien faits, sur des terres propices. Des vins incomparables, dit-on. Au sens propre, c’est certain.
Ces deux-là se sont longtemps ignorés. Pas les mêmes clients, pas les mêmes marchés. Pas la même façon de les nommer. Le nom générique d’une ville pour le bordeaux, d’une région pour le bourgogne. Peut-être parce que le port bordelais a joué un rôle décisif dans le développement du vignoble aquitain, l’accès à la mer ouvrant la route des îles britanniques. Enfoncée dans ses terres centrales, la Bourgogne a utilisé pour sa part les routes et les rivières pour conquérir le Nord, Paris, les papes en Avignon puis à Rome.
Longtemps en avance sur Bordeaux, la Bourgogne doit beaucoup à des moines, qui se sont chargés de lui révéler le terroir. Au XIIe siècle, des bénédictins s’installent à Cîteaux. Ils explorent les sols, cherchent ceux qui donnent les meilleurs vins. C’est décisif car le transport par route coûte alors si cher qu’il faut essayer de vendre les mêmes quantités plus cher, donc produire de la qualité. Cela sera déterminant dans l’essor qualitatif du vignoble bourguignon. Progressivement, les moines délimitent des parcelles plus qualitatives que les autres. Ils hiérarchisent les sols, dessinent une véritable mosaïque de clos qu’ils bordent de murs de pierres sèches. La Bourgogne se transforme en puzzle aux parcelles minuscules. Encore aujourd’hui, cela se traduit par une centaine d’appellations différentes, d’innombrables lieux-dits et 635 "climats". Un concept bourguignon, intraduisible ailleurs et qui désigne à la fois le sous-sol d’une parcelle, sa pente, son exposition au soleil et au vent. Tout ce qui "signe" un vin, le rend différent de celui de la parcelle d’à côté. Les moines ont fait du terroir une religion.
En 1395, Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, impose là-dessus un cépage unique (2). Cela va distinguer profondément le bourgogne du bordeaux, où l’on assemble en rouge jusqu’à cinq cépages différents, ce qui permet de s’adapter aux aléas climatiques. Le duc ordonne l’arrachage du "très déloyal" gamay et impose le pinot noir. Pour le plus grand profit, écrit-il, des "meilleurs et plus précieux et convenables vins du royaume, consommés par le pape, le roi et plusieurs autres seigneurs" (3). Le duc est bien inspiré. Dans les zones septentrionales (dont la Bourgogne fait partie, tant que la terre ne se réchauffe pas trop), le pinot est un cépage magnifique. Ultrasensible au climat et aux sols, il déteste le rendement, les tailles approximatives. Mais peut produire les plus grands vins lorsque la dilution ne lui fait pas perdre sa matière et son âme. "C’est un cépage à part, dit Jean-Philippe Gervais, ancien Bordelais aujourd’hui patron des services techniques du bureau interprofessionnel des vins de Bourgogne. Avec lui, ça passe ou ça casse. Il y a une véritable pureté aromatique, des vins extrêmement bons lorsque toutes les conditions sont réunies. Dans le cas contraire, c’est très difficile à rattraper."
Profitant des réseaux commerciaux des cisterciens, le bourgogne se vend dans le nord de l’Europe, en Ile-de-France, à la Cour, où son rival n’est pas encore le bordeaux mais la Champagne, qui produit un vin rouge léger, fruité, également fait de pinot noir. La Bourgogne désoiffe aussi papes et cardinaux, et ses vignerons se rangent sans hésiter, lors des guerres de religion, aux côtés du client apostolique et romain.
La vigne bordelaise émerge alors à peine. Elle a grandement profité des tribulations maritales d’Aliénor d’Aquitaine. Séparée de Louis VII, la belle Aliénor se recase avec le futur Henri II d’Angleterre, à peine son mariage annulé. Et les Bordelais en retirent un privilège exorbitant. Pour leur fidélité à l’Anglois, ils obtiennent que les vins de l’arrière-pays, où Gaillac et Cahors leur taillaient des croupières, n’aient plus le droit d’accéder au port de Bordeaux avant le 11 novembre. Cela permet aux Bordelais d’écouler toute leur production, vers les îles britanniques et l’Europe du Nord. Les vignes, qui poussaient surtout sur la colline de Saint-Emilion (dont les sols ressemblent assez à ceux de la Bourgogne), recouvrent bientôt les graves, terres les plus pauvres de la région, au sud de Bordeaux. Puis celles du Médoc, au nord. Le privilège perdurera jusqu’à la veille de la Révolution. Plus de cinq cents ans, ce qui permet aux Bordelais d’amasser des fortunes et d’investir. Les aristocrates gascons achètent des terres, les rassemblent en de vastes domaines, prélude aux propriétés actuelles. Cela donne encore aujourd’hui ce contraste très fort avec la Bourgogne : d’un côté, un patchwork de parcelles minuscules ; de l’autre, de véritables mers de vignes. La Romanée Conti, plus grand cru de Bourgogne, mesure 1,85 hectare, et vend 6000 bouteilles par an. Château Margaux dépasse les 85 hectares, Lafite les 100 hectares. Chacun écoule en moyenne 200 000 bouteilles de son meilleur vin.
Bordeaux abreuve donc les terres protestantes de l’Angleterre, de la Hollande et de la Flandre. Cela modèle son vin. L’Angleterre raffole des stricts cabernet-sauvignon. A partir du XVIIe siècle, négociants et courtiers étrangers s’installent à Bordeaux, pour faciliter les échanges : Hollandais, puis Flamands, Anglais. Les nouveaux venus, ancêtres des grandes maisons de négoce actuelles, constituent à Bordeaux une forte communauté réformée. Elle rachète des domaines constitués par l’aristocratie gasconne et catholique. Les transactions sont plus nombreuses qu’en Bourgogne, où le rapport à la terre est moins aristocratique, plus paysan. Les vignobles bordelais se cèdent à des banquiers puis à des industriels, des assureurs. En Bourgogne, la terre reste majoritairement propriété des familles régionales. La tendance s’infléchit un peu. François Pinault a par exemple pu acheter en 2006 une petite propriété de 7 hectares installée à Vosne-Romanée. Mais cela reste marginal. Lorsqu’une vente se prépare, les familles qui ont les reins solides le savent très tôt et réagissent. Le vignoble reste bourguignon.
Sur la côte atlantique, les négociants ont pesé très tôt sur le goût du vin. Ils l’ont adapté aux goûts de leurs clients étrangers, imposant des cuvaisons longues, pour obtenir des vins plus concentrés, plus aptes au voyage, à la garde. La fréquentation assidue de l’Angleterre a sans doute forgé un peu du caractère peu démonstratif du bordeaux. Pour les plus grands, tout en retenue dans leur jeunesse. Une idée liquide de l’ascèse. Des vins sombres et durs, fermés sur leurs tanins, quand l’enjôleur pinot noir propose un vin ouvert, sensuel. Vin de nez contre vin de bouche. Vin léger contre charpenté.
Les usages renforcent encore ces représentations. Le verre de bourgogne traditionnel est pansu, arrondi. Celui du bordeaux est droit comme une tulipe, resserré du col. La bouteille est sobre et pratique à empiler. Celle du bourgogne ventrue, avec souvent un goulot plus épais pour les grands crus. L’une figurerait le pasteur. L’autre un capucin bedonnant. Même opposition dans le service. Bordeaux cultive l’art très aristocratique de la décantation à la bougie. Jean-Robert Pitte (4) y voit "une transposition de l’esprit de pureté face à Dieu : on clarifie le vin, on le rend transparent". La Bourgogne, pour sa part, ne craint pas de poser la bouteille sur la table, si possible avec la poussière protectrice de la cave. Mêmes écarts, caloriques cette fois, dans le repas. Beurre contre graisse de canard. Viandes en sauce contre rôtis. Et pour les fêtes professionnelles, banquets et bans bourguignons répondent bruyamment à la très aristocratique fête de la fleur bordelaise.
Mais les rôles s’inversent parfois. Autour de Bordeaux, les plus récents châteaux sont bien clinquants, très tape-à-l’œil, tandis que certaines propriétés de la Côte-de-Nuits ont hérité de l’austérité des moines cisterciens. Le pinot noir, que l’on dit si flatteur, peut connaître, lui aussi, une adolescence ingrate, renfermée. Ses crus les plus raffinés ne sont guère accessibles aux gosiers trop novices. Tout ne serait donc pas si simple ? Il faut donc retourner en cave, déguster encore, approfondir la question.
(1) "L’Amateur de Bordeaux", n°71, décembre 2000.
(2) En réalité, subsiste la possibilité de cultiver d’autres cépages, que l’on assemble dans le passe-tout-grain, vin de soif qui porte bien son nom.
(3) Gilbert Garrier, "Histoire sociale et culturelle du vin", Bordas (1995).
(4) "Bordeaux Bourgogne, les passions rivales", Hachette (2005).
Olivier Bertrand
©Libération