Baguettes/fourchettes. Sortez couverts

Adieu casse-croûte, sandwichs et autres rouleaux de printemps. Aujourd’hui, jeux de mains, jeux de vilains, c’est en vain que l’on mettra les doigts à la pâte et les pattes sur les aliments pour les porter à la bouche. Le duel du jour voit s’affronter ceux qui en pincent pour les baguettes et ceux qui se piquent de fourchettes. Presque deux mondes à couteaux tirés.

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Adieu casse-croûte, sandwichs et autres rouleaux de printemps. Aujourd’hui, jeux de mains, jeux de vilains, c’est en vain que l’on mettra les doigts à la pâte et les pattes sur les aliments pour les porter à la bouche. Le duel du jour voit s’affronter ceux qui en pincent pour les baguettes et ceux qui se piquent de fourchettes. Presque deux mondes à couteaux tirés.

Si l’on ne craignait la grandiloquence, on enfourcherait de sitôt la théorie du choc des civilisations, chère au professeur américain en sciences politiques, Samuel Huntington. Car il y a du monde autour de la table. D’un côté, un petit tiers de la planète armé de fourchettes, de l’autre presque autant de mangeurs qui ne badinent pas avec leurs baguettes. Comme si l’Extrême-Orient spirituel croisait le bois avec le fer de l’Occident cartésien.

Dans le rôle du Casque bleu : Alex Revelli Sorini. L’historien de l’alimentation à l’université de Sienne, en Toscane, refuse toute rivalité entre les uns et les autres. Et doute que l’Occident vieillissant voit débarquer dans les prochaines années des hordes de baguettes en provenance d’une Asie en plein boom démographique. "C’est une erreur de croire à ce genre de colonisation. Ce n’est tout simplement pas la même culture culinaire. Et puis la fourchette est indispensable dans la culture méditerranéenne. Nous nous en servons depuis mille ans, pourquoi cela devrait changer ?"

L’Italien sait de quoi il parle. C’est à Venise que la fourchette a fait son apparition après l’an mil. Une princesse byzantine, venue épouser un doge, se refusait de toucher les aliments et préférait utiliser une fourchette à deux dents. "Seules quelques femmes s’en servaient alors. Les hommes considéraient que l’ustensile n’était pas assez viril", s’amuse Sorini. Un érudit du XVIIIe siècle, Ludovico Antonio Muratori, rapporte dans ses Annales d’Italie qu’en 1071, la fourchette s’était invitée au repas de noce du doge Domenico Silvio. A partir du XIIIe siècle, l’introduction des pâtes dans l’alimentation accompagne la diffusion de la fourchette qui gagne les tables des aristocrates et des bourgeois au cours du XVIe siècle.

A la cour de Louis XIV, il est de bon ton de se moquer de l’outil et de railler ses utilisateurs. C’est pourtant sous le règne du Roi-Soleil que "la France devient un modèle en matière de table, note l’historien du goût, Philippe Gillet. Fini la fourchette unique à deux dents qui servaient à prélever sa part dans le plat commun depuis l’Antiquité. Une cage de verre tombe sur le mangeur. Chaque convive va disposer de son propre outil".

Marc de Ferrière le Vayer, historien des arts de la table, nourrit l’analyse : "Cette course à l’individualisme est caractéristique de la Renaissance. On prend de plus en plus de distance avec les aliments et entre convives." La main quitte les plats et déserte la bouche. La fourchette prend du galon : elle aura quatre dents au milieu du XVIIIe. Un siècle plus tard, "Elle s’est raffinée et généralisée à l’ensemble de la population", note Marc de Ferrière le Vayer. L’historien ne croit pas à sa disparition et n’y va pas avec le dos de la cuillère pour le dire : "C’est un outil simple et évident. Pas besoin d’apprendre à s’en servir, alors que n’importe qui éprouve des difficultés devant des baguettes."

C’est un peu simpliste : on a vu récemment des touristes s’attaquer à des œufs sur le plat dans un restaurant de Tokyo. Presque sans difficulté. Mais le gastronome Alex Revelli Sorini revient en cuisine et fait monter la mayonnaise : "Et vous faites comment avec les spaghettis ?", raille l’amoureux des pâtes. Facile ! Les Occidentaux qui n’ont pas les yeux et les oreilles trop chastes - parce que ça fait des grands "flchssss" - confirment que Chinois et Japonais avalent des quantités de nouilles de blé tendre sans la moindre gêne. Cela dure depuis des millénaires.

L’existence des baguettes est attestée en Chine depuis la dynastie Shang (-1570 à -1045 av. J.-C.), la première à avoir laissé des écrits. Le début de la cuisson des aliments aurait facilité leur diffusion puis leur généralisation dans l’ensemble de la population dès le IIIe siècle avant notre ère. Un empereur aurait proscrit l’usage d’objets de métal tranchants à sa cour et contraint ses sujets à abandonner couteaux et fourchettes. Légende ? Demi-vérité historique ? Cuisinons Confucius : "L’homme honorable et droit se tient loin de l’abattoir et de la cuisine. Et il ne tolère aucun couteau à sa table."

Mine de rien, le philosophe chinois, qui a vécu entre 551 et 479 avant J.-C., livre la recette de la cuisine chinoise qui influencera au moins celles du Japon, de la péninsule coréenne et du Vietnam. La préparation des aliments puis leur dégustation sont strictement cloisonnées. "Cela signifie que les plats, une fois sortis de l’espace culinaire, ne nécessitent en principe aucune retouche de goût et doivent pouvoir être mangés avec les baguettes ou la cuillère, seuls couverts admis à table", précise Françoise Sabban. La codirectrice du Centre de recherche sur la Chine moderne et contemporaine s’est plongée dans des récits de voyage où la nourriture alimente la thèse de la "valeur universelle de la cuisine chinoise". Françoise Sabban savoure les caricatures non dénuées d’humour de certains auteurs sur l’homme occidental qui peut "se contenter de nourritures à peine dégrossies". Il est dépeint comme un "demi-sauvage encore couvert de poils, se repaissant de chairs sanguinolentes à l’aide d’un couteau et d’une fourchette, instruments hautement agressifs réservés à un usage exclusif en cuisine". Nous voilà assaisonnés pour le déjeuner. Douce ironie, la grande majorité des couverts occidentaux sont fabriqués en Asie.

Prise contre pique, bouchées contre morceaux, préhension contre prédation, deux cuisines se jaugent. Dans un livre inspiré et joliment écrit sur l’importance des signes dans la culture japonaise, Roland Barthes a évoqué les différences entre ces deux mondes culinaires. "La nourriture occidentale, accumulée, dignifiée, gonflée jusqu’au majestueux [...] s’en va toujours vers le gros, le grand, l’abondant ; l’orientale suit le mouvement inverse, elle s’épanouit vers l’infinitésimal. Il y a convergence du minuscule et du comestible", apprécie l’écrivain. Qui loue l’usage de la baguette qui ne "violente jamais l’aliment", "fait glisser la neige alimentaire du bol aux lèvres" et "introduit dans l’usage de la nourriture, non un ordre, mais une fantaisie et comme une paresse".

Après une telle plaidoirie, les avocats de la fourchette ont du pain sur la planche pour nourrir leur défense. Et ce n’est pas Yumiko Aihara qui les aidera à affûter leurs arguments. Cette journaliste gastronomique japonaise consent à reconnaître quelques utilités à notre ustensile. Pour mieux décrire ensuite sa collection de hashi - baguettes japonaises - qu’elle étale sur la table, comme d’autres alignent argenterie chic et couverts clinquants. Guère rancunière, elle s’amuse encore d’avoir vu une paire de baguettes trôner dans un chignon français. Pour le reste, en cuisinière habile, elle est intarissable sur leurs tailles, leurs fonctions et leurs origines. Les hashi sont pointues et plutôt coniques au Japon, facilitant la prise des lamelles de poisson cru. L’ancêtre des hashi n’était qu’une simple pince "pas pratique du tout", dit-elle. C’était avant le voyage d’une délégation impériale en Chine en 607. A partir de là, la baguette chinoise en bambou se diffuse à la fin du VIIIe siècle. Précise et méthodique, Yumiko Aihara indique que l’industrie de la laque au XVIIIe contribuera à l’essor de hashi "beaucoup plus propre que le simple bois".

"Aujourd’hui, les baguettes sont comme une troisième main, dit-elle en jouant avec ses doigts. C’est tellement simple de couper le bœuf tendre avec." On passera le message au cuisinier, pour l’heure on file s’entraîner. Car Yumiko Aihara avance que les baguettes font travailler mains, bras et cerveaux. D’autres estiment à la louche que le maniement des baguettes "concerne plus de 30 articulations et plus de 50 muscles !" Autant de mérites, n’en jetez plus.

C’est précisément le cri du cœur des environnementalistes qui veulent mettre un frein à la consommation de baguettes jetables en Asie. L’affaire n’est pas à prendre avec des pincettes. Chaque année, la Chine produit la bagatelle de 45 milliards de baguettes, entraînant la destruction de 25 millions d’arbres. Le Japon n’est pas en reste, il importe de Chine 95 % des 20 milliards de paires consommées tous les ans. Les 5 % restant sont surtout produits dans les forêts canadiennes du géant Mitsubishi. Pékin, qui, sans convaincre, se pose en organisateur de "JO verts" a, en avril 2007, imposé une taxe de 5 % aux restaurateurs pour freiner la consommation de bois. Le Japon annonce qu’il recyclera ses baguettes usagées en carburant.

Mais les réflexes ont la vie dure. Les messages sanitaires, recommandant l’utilisation des ustensiles jetables pour combattre les maladies dans les années quatre-vingts en Chine, restent ancrés dans les têtes. Avec des outils en métal, les Coréens ont trouvé la parade depuis des décennies. En Occident, on est encore loin d’une telle prise de conscience chez les fabricants de couteaux et de fourchettes en plastique.

Mais baguettistes et fourchettistes n’auront pas le dernier mot. Ceux qui mangent sur le pouce restent de loin les plus nombreux sur la planète. Pis, leur nombre augmente en Asie et en Occident, notamment à cause de la restauration rapide qui uniformise la nourriture. Une hérésie bien pire que le choc des civilisations.

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