Pipe/cigare. Source d’aspirations
Il s’agit avant tout d’une histoire entre pétuneurs, entre vrais fumeurs, pour reprendre le vieux mot français. Cigare ou pipe ? Au-delà des rivalités, les points communs sont évidents. Il y eut l’ostracisme dont les fumeurs de l’un ou de l’autre furent victimes, même dans les espaces dits fumeurs, à une époque où la cigarette était encore admise à peu près partout.
Publié le 12-07-2009 à 00h00
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Il s’agit avant tout d’une histoire entre pétuneurs, entre vrais fumeurs, pour reprendre le vieux mot français. Cigare ou pipe ? Au-delà des rivalités, les points communs sont évidents. Il y eut l’ostracisme dont les fumeurs de l’un ou de l’autre furent victimes, même dans les espaces dits fumeurs, à une époque où la cigarette était encore admise à peu près partout. C’est aussi une passion commune pour les tabacs, avec leurs goûts bien différents. Rien à voir avec le fumage compulsif du "clope", toujours de la même marque, sur lequel on tire mécaniquement, par manque plus que par goût. " Il y a, chez les fumeurs de pipe comme chez les fumeurs de cigare, un rapport différent au temps ", écrivait Max Gallo, grand amateur de havanes gros calibre. Il faut prendre ses aises pour déguster un "double corona" ou pour profiter jusqu’au bout du contenu d’une bonne grosse bouffarde bien culottée. On s’installe dans la durée. Une demi-heure, voire même le double. Un temps déterminé par le rythme du fumage comme par la taille de la vitole ou la grosseur du fourneau. " C’est une histoire d’amour dont on sait qu’elle va se terminer ", aime à rappeler André Santini, maire d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine) et secrétaire d’Etat à la Fonction publique, longtemps fumeur de pipe, converti au cigare sans avoir renié son ancienne passion, et qui se pose en infatigable défenseur d’un certain art de vivre et donc de fumer.
Amateurs de calumets et de "puros" se reconnaissent et se respectent, d’autant qu’il y a eu pas mal de passages. On n’en est pas moins plutôt pipe ou plutôt cigare, rarement les deux, c’est une affaire de goût et de caractère, de situation, mais aussi de moment de la vie. On connaît la célèbre photo de Che Guevara à La Havane, rayonnant avec un barreau de chaise en bouche, devenue une image symbole du triomphe des "barbudos" et de la révolution cubaine. Mais il y a la photo du même, sale et sourire las, avec en main sa bouffarde, prise dans les montagnes de Bolivie peu avant sa capture et son exécution, le 8 octobre 1967. Près de quarante ans plus tard, Felix Rodriguez, l’agent de la CIA chargé de la traque, raconta en détail les circonstances de la mort du Che, affirmant que "son dernier geste fut de donner sa pipe à un petit sergent bolivien qui lui avait montré quelque sympathie".
Dans son "manuel de guérilla", le Che expliquait pourquoi la pipe est indispensable. On la bourre avec ce que l’on trouve et il est beaucoup plus facile de transporter du tabac que des cigarettes ou, a fortiori, des cigares. C’est aussi une compagne des longues nuits de bivouac, surtout quand on ne peut pas faire de feu. On couvre de la main le fourneau chaud avec, au fond, la braise grésillant sous la cendre.
La pipe n’adoucit pas les mœurs pour autant. Staline en était accro, notamment des Dunhill, qu’il faisait venir de Londres. Grâce à Winston Churchill - qui a donné son nom à un très gros module -, le cigare s’affirme certes comme symbole de liberté. Mais les dictateurs, à commencer par le défunt Saddam Hussein, adorent aussi ce signe de richesse et de puissance. Adolf Hitler était, quant à lui, un ennemi irréductible du tabac et il lança les premières campagnes prohibitionnistes. Il y a les préjugés. "Le fumeur de pipe serait du genre plutôt taiseux, muré derrière sa bouffarde, alors que le fumeur de cigare serait plutôt bon vivant, chaleureux à la latino", s’exclame André Santini, qui n’en a pas moins gardé une collection d’une vingtaine de pipes, des belles et vieilles bruyères, auquel il reste très attaché.
La pipe ferait aussi vieillot, voire même franchement poseur. "Elle reste liée à un monde disparu de la terre et des tranchées de la guerre de 1914 ou à une certaine image de l’intellectuel; alors que fumer le cigare évoque tout de suite l’arrogance. C’est encore une provoc de classe", soupire Max Gallo. Il n’oublie pas comment, dans les premières années du "mitterrandisme", alors qu’il était porte-parole du gouvernement, il fut photographié un gros module au bec, lors d’une visite à Strasbourg, et se retrouva le lendemain à la une d’un quotidien local sous le titre : "le nouveau visage du socialisme".
Les hommes politiques aiment volontiers le cigare autant qu’ils s’en méfient dans la sphère publique. A commencer par le Président de la République lui-même. Il a une boîte de cigares sur son bureau à l’Elysée, mène souvent les réunions cigare en bouche, mais il n’apparaît quasiment jamais en photo avec un havane, même s’il posait un corona en main dans Paris Match, aux côtés de Carla. Apparaître pipe au bec n’est pas plus facile, à la différence des années 50-60, où aussi bien Jean-Paul Sartre que Georges Brassens, Georges Simenon ou Edgar Faure, assumaient fièrement leur passion. Seul reste José Bové, transformé en une sorte d’icône du terroir, moustache tombante dite gauloise et bouffarde en main. Le fumeur de pipe s’est fait discret, qu’il s’agisse d’actrices comme Charlotte Rampling, de magistrats comme Jean-Louis Bruguière, ou d’hommes politiques comme Dominique Strauss-Kahn.
Le fumeur de pipe semble avant tout un fétichiste. Tout passionné en a au moins une bonne dizaine, voire souvent plus. Elles ont des formes, des histoires et des saveurs différentes, même s’il s’agit le plus souvent de pièces taillées dans la racine de bruyère, dure et incombustible. "Le même tabac n’aura pas le même goût selon l’âge du bois, sa densité, la façon dont il a été culotté, mais aussi de la façon dont la pipe a été bourrée", explique Pierre Voisin, héritier de cinq générations de vendeurs et artisans pipiers, installé près de la place de la République, à Paris (1). Il faut savoir bien la remplir - ni trop serré, ni pas assez - pour arriver à une parfaite combustion. "Le fourneau, brûlant et vivant,].] est l’enveloppe terrestre d’un petit soleil souterrain, une manière de volcan portatif et domestiqué qui rougeoie paisiblement sous la cendre à l’appel de la bouche", écrivait Michel Tournier dans "Vendredi ou les Limbes du Pacifique".
Dans la pipe, on construit son propre fumage. Un savoir-faire célébré en compétition par un championnat de France, organisé tous les ans par la confrérie des maîtres-pipiers de Saint-Claude - capitale de la pipe française, dans le Jura. Chaque participant dispose de deux allumettes pour le démarrage et deux grammes de tabac qu’il s’agit de faire durer le plus longtemps possible, jusqu’à trois heures pour les meilleurs. Pour l’amateur, comptent tout autant la ligne de la pipe que son équilibre ou son poids. On la regarde, on la soupèse, on la suçote à vide.
Le cigare, lui, peut paraître nettement plus "paillettes". "Ses amateurs ont avant tout la passion du produit car tout vrai "puro" vient d’un terroir, avec une origine bien marquée, comme pour le vin, et avec un goût bien spécifique", s’enthousiasme Jean-Yves Martinez, rédacteur en chef de l’Amateur de cigares.
Au sein même de la Vuelta Abajo, la région où se produisent, à Cuba, les meilleurs havanes, le goût varie selon les marques et le type de vitole. Et, naturellement, il évolue au cours même du fumage. "Le foin, le divin, le purin", comme disent les amateurs pour en évoquer les trois parties. Les saveurs d’un "puro" se décrivent en des termes aussi imagés que pour un vin : tourbe, terre humide, fougère, cuir, suint, chocolat, miel, bois précieux, etc. Le goût varie aussi selon les années, d’où le succès de guides tel le Havanoscope, qui dresse tous les ans un état des lieux des différents havanes disponibles sur le marché. Une cave à cigares se constitue avec le même soin maniaque qu’une cave à vin, avec des cigares de tailles et de goûts différents pour les diverses occasions de la journée et le temps dont on dispose pour les savourer. Les fumeurs de cigare ironisent volontiers sur "les tabacs aromatisés pour pipes, aussi trafiqués que ceux des cigarettes".
La victoire de la branchitude jouisseuse du cigare sur l’univers "ringard" de la pipe pourrait sembler sans appel. La situation n’est pourtant pas aussi caricaturale. Beaucoup d’amateurs de pipe aiment aussi le tabac 100 % tabac et il suffit de regarder les recettes que s’échangent les amateurs sur les sites spécialisés (2). Il y a le "gris" - le gros cul -, c’est-à-dire le brun à la française, les tabacs de Virginie, les orientaux naturellement parfumés, le latakia puissant et épicé. Le tabac pour la pipe est un art du mélange.
En Allemagne, comme en Hollande ou en Grande-Bretagne, les boutiques spécialisées vendent dans de grands bocaux leurs propres mixtures, dont on peut juste acheter quelques grammes pour goûter, comme on achète un havane à la pièce. En France, cela reste interdit. Mais l’augmentation du prix des cigarettes et l’habitude croissante de les rouler pour économiser amènent aussi des nouveaux clients vers la pipe, plus authentique, moins chère et moins frimeuse que son concurrent. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit de redécouvrir un certain art de fumer. Grand fumeur devant l’Eternel, Sainte-Beuve écrivait : "Ne pas fumer est un grand vide dans la vie car on est obligé de remplacer le tabac par des distractions trop naturelles qui ne nous accompagnent pas jusqu’au bout."
Marc Semo©Libération (1) La pipe du nord, 21 bd Magenta, 75010 Paris. (2) Voir www.pipes-tabacs.com