Sucré/salé. Le goût des autres
C’est un de ces jours de peu et de rien qui vous pousse vers le placard de la cuisine, le frigo, le garde-manger. Histoire de grignoter, de s’emplir quand l’humeur est basse. Et vous voilà davantage indécis, encore plus maussade quand il faut choisir.
Publié le 13-07-2009 à 00h00
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C’est un de ces jours de peu et de rien qui vous pousse vers le placard de la cuisine, le frigo, le garde-manger. Histoire de grignoter, de s’emplir quand l’humeur est basse. Et vous voilà davantage indécis, encore plus maussade quand il faut choisir : Tuc ou brownie ? Saucisson ou Nutella ? Rollmops ou pêche au sirop ? Bref, salé ou sucré ? Ou plutôt salé contre sucré, car qui d’entre nous ne s’est jamais retrouvé emmuré dans ce clivage des saveurs ? A force de nous entendre répéter qu’on était "bec sucré" ou "bec salé", on a fini par se sentir coupable quand on hésitait entre le chorizo - dont on est supposé être addict - et cette pâte de coing, belle étrangère appelée Membrillo, déposée en cuisine par un visiteur arrivé tout droit d’Espagne.
La frontière entre ces deux saveurs est d’autant plus un calvaire pour l’indécis qu’il est souvent précédé d’une réputation prêtée à ses papilles : " Dans ma famille, tout le monde disait que mon père était un "bec sucré" , raconte Eric. Tout ça parce qu’il avait l’habitude d’engloutir un litre de flan à la vanille quand il sortait de l’usine à l’heure du goûter. Pourtant, on aurait pu aussi bien dire qu’il était "bec salé", car il glissait une boîte de maquereaux au vin blanc dans sa musette pour son casse-croûte du matin ."
L’histoire et l’éducation déterminent ce grand flicage de nos goûts : " La frontière salé-sucré est une frontière construite. Elle n’est pas de l’ordre de l’inné, comme le goût du sucré; elle relève de l’éducation au goût, elle-même tributaire des normes gastronomiques en vigueur ", analyse Madeleine Ferrières (1), historienne et chercheuse, spécialiste de l’alimentation. Longtemps, on a cru que la frontière entre les goûts était aussi inamovible que le Rideau de Fer entre l’Occident et le bloc soviétique. La cuisine maternelle nous avait habitués à une guerre froide entre le sucré et le salé. On ricanait quand notre camarade du collège racontait que son correspondant anglais lui avait fait manger des haricots à la sauce tomate sucrée (les fameux baked beans) au petit-déjeuner. On méprisait la moutarde sucrée des Suisses ou des Allemands. Un jour, on avait bien surpris dans un magazine une recette de porc à l’ananas, mais ça semblait aussi lointain que la mission Apollo XI et le premier pas de Neil Armstrong sur la Lune. Et quand, en cuisine, on glissait un morceau de sucre dans l’eau des endives pour les rendre moins amères, on avait l’impression de détenir un secret d’Etat. Même les légumes réputés se prêter à la fois à des préparations sucrées et salées ne souffraient aucune mixité. Prenez ce bon vieux potiron qui s’épanouissait au pied du tas de fumier grand-paternel. En ces temps que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître, il était inimaginable de le magnifier en tajine salé-sucré avec miel, raisins secs. Le potiron, c’était soit en soupe (salée) soit en tarte (sucrée).
Longtemps, on a cru que le monde des papilles avait toujours été ainsi clivé avant de découvrir que le goût avait aussi sa grande histoire, et qu’il varie dans le temps. " Le clivage sucré-salé est une frontière qui se construit tard en France, au milieu du XVIIe siècle , explique Madeleine Ferrières, quand des traités savants codifient et épurent ce qui va devenir la grande cuisine française. Ils inventent des règles, des normes. Parmi ces règles, il y a celle d’exclusion réciproque : pas de sucre avec le sel, du moins pas dans un même plat, dans la même séquence du repas. Autre exclusion : pas de chair avec le poisson et réciproquement. " Pourtant, avant de " faire bande à part " au XVIIe siècle, " le sucre n’avait été exclu de l’assaisonnement d’aucun aliment - ni de viandes, ni de poissons, ni de légumes -, et on pouvait en trouver à n’importe quel service de repas ", écrivait l’historien Jean-Louis Flandrin (2). Et de citer le Cuisinier François qui, en 1651, " présentait encore avec une sauce douce des levrauts, du faon de chevreuil, de la langue de bœuf. Il sucrait la "tourte de veau", le "pâté à l’anglaise", les rissoles, les "ramequins de rognons"; et faisait avec du chapon et du jarret de veau les gelées de ses entremets sucrés ". De même pour les poissons : le Cuisinier François " sucrait son "potage de saumon", le "saumon en ragoût", les "soles rôties et farcies", la "lamproie en sauce douce", la "gelée de poisson", le "blanc-manger maigre" ".
A l’aube des temps modernes, le sucre était une épice, comme le rappelle Madeleine Ferrières. " En cuisine, il est utilisé dans de multiples préparations de haute volée : la saveur douce faisant partie de la trinité gustative fondamentale de la cuisine médiévale, qui combine le doux, le piquant et l’acide. Cette saveur douce s’obtient à partir de fruits secs (pruneaux, raisins, figues et dattes) ou de sucre de canne, qui corrige la force du vin comme celle des épices fortes et piquantes. S’introduisant dans tous les types de plats, le sucré donne à la cuisine médiévale une tonalité particulière. " L’historienne souligne que " les traités de grande cuisine, du XIVe siècle au milieu du XVIe siècle, comportent encore jusqu’à 31 % de recettes sucrées - potages, entrées ou rôts tout autant qu’entremets et desserts. Ensuite, la proportion s’effondre : 12 % au XVIIe siècle, 6 % au XVIIIe siècle, confirmant que l’aigre-doux cesse d’être une saveur dominante dans la cuisine classique, et que les nouvelles normes proclament l’incompatibilité entre les saveurs sucrées et salées. Cependant, si l’association du sucré avec la chair ou le poisson se raréfie continûment, celle du sucre avec les œufs, les laitages, les céréales se fait plus fréquente ".
Aujourd’hui, il suffit d’ouvrir un magazine ou un journal pour mesurer la visibilité du salé-sucré. Pas une région, même reculée, sans son restaurant ou son traiteur asiatique proposant des plats à l’aigre-doux et les tajines rivalisent avec les couscous sur les cartes. Sans parler des fast-foods qui déclinent toute une gamme de sauces autour du sucré-salé. Faut-il pour autant voir dans cet horizon gustatif mondialisé la fin de la frontière entre le sucré et le salé ? " J’aurais tendance à dire oui , affirme Madeleine Ferrières. La frontière que je vois se construire autour des années 1630-1650 est en train de s’effacer; une autre résiste mieux, il me semble : celle qui sépare chair et poisson. "
Et de fait, certains ont définitivement choisi de transcender les frontières du goût. Comme le pâtissier Pierre Hermé (3) à qui on doit macarons à la truffe noire ou au foie gras : " Prenez le parmesan , explique-t-il. Je suis allé en Italie où j’ai goûté des fruits avec ce fromage et ça m’a paru évident qu’il pouvait s’interpréter en sucré. J’ai imaginé une tarte avec une crème au parmesan cru, une compote de poivrons et des framboises ." D’autres chefs revisitent les goûts de leur enfance, comme Ghislaine Arabian, l’ancienne chef de Ledoyen, aujourd’hui derrière les fourneaux des Petites Sorcières (Paris XIVe) : " J’ai été élevée dans le sucré-salé de la cuisine belge. Enfant, je mangeais des coquillettes à la cassonade. Le salé-sucré, c’est naturel pour moi, ça fait partie de mon éducation, de mon histoire. Dans ma carbonade, je mets de la moutarde, de la cassonade et aussi du chocolat comme le faisait ma mère ." Ghislaine Arabian estime que le salé-sucré exige l’équilibre, en cuisine : " L’un ne doit pas tuer l’autre. Il faut que ce soit suave. Je me souviens des gaufres de ma mère; elle y mettait de la farine et de la bière, mais pas de sucre. C’était ni salé ni sucré ." Elle n’apprécie pas les hamburgers agrémentés de sauce " trop sucrée " ou la viande accompagnée de chutney. " Pour moi, il faut que le salé et le sucré cuisent ensemble. Il faut qu’il y ait une continuité ." Et son péché mignon, à elle, c’est un bout de chocolat très noir avec un cornichon aigre-doux. " C’est à mourir, l’amertume du chocolat avec le goût du cornichon ."
(1) Madeleine Ferrières : les Nourritures canailles (Ed. Seuil). Histoires de fourneaux et secrets de cuisine (Ed. Larousse), parution le 10 octobre. (2) Jean-Louis Flandrin : l’Ordre des mets (Ed. Odile Jacob) et Histoire de l’alimentation avec Massimo Montanari (Ed. Fayard). (3) Pierre Hermé : Macaron (Agnès Viénot Editions), parution le 11 septembre.