Pasta mia
Le spaghetto est souvent sournois. Même bien enroulé sur la fourchette, il garde toujours un bout pendouillant qui projette une goutte de sauce sur la chemise ou la cravate de celui qui le met en bouche. D’où les grosses serviettes de commensaux autour du cou que l’on voit dans les comédies néoréalistes transalpines ou dans les films américains de mafiosi. Les restaurants, même la plus pauvre des trattorias, ont toujours à disposition de leurs clients un flacon de talc - burro-talco en VO -, qui demeure le meilleur absorbant de la tache graisseuse.
Publié le 02-08-2009 à 00h00
Le spaghetto est souvent sournois. Même bien enroulé sur la fourchette, il garde toujours un bout pendouillant qui projette une goutte de sauce sur la chemise ou la cravate de celui qui le met en bouche. D’où les grosses serviettes de commensaux autour du cou que l’on voit dans les comédies néoréalistes transalpines ou dans les films américains de mafiosi. Les restaurants, même la plus pauvre des trattorias, ont toujours à disposition de leurs clients un flacon de talc - burro-talco en VO -, qui demeure le meilleur absorbant de la tache graisseuse.
Ingurgiter les spaghetti reste un art. "Il faut les absorber comme le ferait un aspirateur", assure Sophia Loren. On gagne ainsi en efficacité ce que l’on perd en élégance. Napolitaine de cœur et de raison, la bellissima parle en connaissance de cause. Les vieilles photos de la fin du XIXe siècle (voire page suivante) montrent volontiers les scugnizzi - les gamins des rues - avalant des tas grouillants de pâtes qu’ils prennent à pleine main. On dégustait alors les spaghetti et autres pâtes longues achetées au marchand ambulant avec force fromage râpé.
L’habitude de la sauce tomate n’est arrivée qu’assez tard, mentionnée pour la première fois en 1891 dans un opuscule culinaire, même si elle était fréquemment utilisée dès le début du XIXe siècle. En tout cas, la pasta pummarola n’coppa (recouverte de tomates) a triomphé. "Au paradis, les anges ne sont rien d’autre que des vermicelli avec de la sauce tomate", clamait volontiers Achille Lauro, défunt maire monarchiste populiste et populaire de la Naples des années 50.
La recette la plus simple et la plus conviviale reste celle des spaghetti aglio, olio e peperoncino ("ail, huile et piment"). Les Palermitains y ajoutent un peu de chapelure frite dans l’huile pour le croquant. C’est la typique pasta de mezzanotte, que l’on ingurgite entre copains ou en famille au cœur de la nuit pour combler un petit creux et se requinquer avant d’aller dormir.
Dans le film "Un Americano a Roma", décapante satire sur ces Italiens des années 50-60 qui ne juraient que par les modes d’outre-Atlantique, Alberto Sordi rentrant à la maison en pleine nuit refuse d’abord, indigné, les fumantes pâtes aglio, olio, peperoncino que lui a préparées la mamma. Puis il craque. Mais, pour irrésistible qu’il soit, ce plat nécessite une cuisson parfaite du spaghetto. Il doit être un peu résistant en son centre mais pas dur. Quelques dizaines de secondes d’ébullition en trop et il devient un filament mollasson, appelé scotto, encore qu’en la matière, les goûts divergent.
Longtemps, les pâtes se sont dégustées très cuites, genre une heure et demie voire deux de lente ébullition dans du bouillon bien gras, comme le conseillaient encore au XVIIe siècle les livres de recettes. L’expression al dente ne date que de l’entre-deux-guerres. Mais encore aujourd’hui, en Italie du Nord, on mange le spaghetto plus cuit qu’à Rome ou Naples. Il y a donc les spaghetti, mais indifféremment nous aurions pu évoquer les vermicelli (littéralement les "petits vers"), autres pâtes longues encore plus fines, même si initialement les deux mots étaient synonymes. Dans la catégorie des pâtes longues il faut aussi mentionner, les bucatini ("avec un trou") ou les linguine ("petites langues"), un peu plus plates.
Dans les courtes, on rappellera notamment les penne ("plumes"), les rigatoni ("grosses rainures"), farfalle ("papillons") pour ne parler que des plus courantes.
Les noms sont aussi variés que les formes, et pour complexifier encore les choses, ils changent selon les régions et les époques. Ainsi les macaroni étaient à l’origine des gnocchis de semoule, puis une pâte courte et courbée avant de désigner au XIXe siècle la pâte en général. On en compte plus de deux cents types, et cette surabondance n’est pas gratuite.
On ne mange pas n’importe quelle pâte avec n’importe quelle sauce : en général, les pâtes longues appellent des sauces plus liquides, mais il serait inconcevable de manger des clovisses ou des moules avec des pâtes courtes. La même sauce aura un goût différent selon la taille et le type de pâte, selon qu’elle est lisse ou rainurée et donc fixe plus ou moins bien la sauce. Idem pour le trou où la sauce se glisse, imprégnant la pâte des deux côtés. D’où l’idée d’une pâte rainurée à l’intérieur mais douce et lisse à l’extérieur, qu’a dessinée dans les années 80 Giorgetto Giugiaro, l’un des plus grands designers transalpins.
A priori, rien de plus simple que la pâte sèche faite de semoule de blé dur, qu’il faut bien différencier de la pâte fraîche. "On emploie de préférence le blé à petit grain serré qui vient d’Odessa et que l’on réduit en semoule. Celle-ci est convertie en pâte pilée et écrasée et mise dans un cylindre métallique enveloppé d’un réchaud au fond duquel se trouve un crible percé de fentes de la largeur que l’on veut donner au macaroni", expliquait Alexandre Dumas dans son célèbre "Grand Dictionnaire de cuisine". Désormais, le blé dur vient surtout d’Italie, notamment des Pouilles. Et une chose est sûre les pâtes sèches - spaghetti et autres- ont leur terre d’élection dans la péninsule, même si elles ont probablement été inventées au Moyen-Orient, passant ensuite par Palerme puis par Gênes avant d’arriver à Naples.
"Naples surtout est la patrie du macaroni, là où, comme chez nous les pommes de terre, préparé de mille manières différentes, en potage, au gratin, toujours accompagné de parmesan râpé, il figure sur toutes les tables, celles des riches comme celles des pauvres", notait l’auteur des "Trois Mousquetaires", fin connaisseur de cette ville où il vécut plus d’une année, dirigeant le quotidien local "L’Indipendente" après avoir participé au Risorgimento aux côtés de Giuseppe Garibaldi. Naples est tellement la capitale de la pasta par excellence que quand la ville tomba aux mains des troupes garibaldiennes et des Piémontais, le très sérieux comte Cavour écrivit : "les macaroni sont cuits et nous les mangerons." La pasta représente un incontestable marqueur d’italianité", "même si elle a connu des jours meilleurs, la consommation de pâtes en Italie tourne encore autour de 28 kilos par an et par habitant, soit quatre fois la consommation française", rappelle l’historien Silvano Serventi, auteur avec Françoise Sabban d’une histoire des pâtes (1).
Les clichés ont aussi un fond de vérité. La pâte reste dans la péninsule évocatrice de mamma et de foyer. Le poète Filippo Tommaso Marinetti, chef de file des futuristes vitupérait dans un manifeste intitulé "Macaroni, pouah" contre la mollesse de l’Italien, "plein de cette nourriture qui incite au pessimisme et à la mollesse". Mais lui-même, comme le montrent les photos de l’époque, s’empiffrait de spaghetti. On n’échappe pas à la tendresse régressive de la nouille. "Les mètres et des mètres de spaghetti, c’est l’image du serpent lové dont la digestion est un profond sommeil, un oubli des contrariétés, un apprivoisement affectueux de la mort", écrit Dominique Fernandez dans "Mère Méditerranée".
Tous les diététiciens reconnaissent que la digestion des sucres lents des pâtes favorise un bon sommeil. Les spaghetti sont ainsi consubstantiels de la sieste et de ces après-midi entiers passés à dormir dans la chaleur écrasante de l’été. L’homme du Sud italien, comme le notait finement l’écrivain sicilien Vitaliano Brancati, préfère de loin "l’image de la femme et le discours sur la femme à la réalité de la femme". Si la pâte, avec les rêveries agglutinantes qu’elle induit, peut représenter un commode substitut, elle n’en reste pas moins un must de la séduction à l’italienne. Une récente enquête publiée dans la presse affirmait que 90 des femmes amoureuses disaient avoir été séduites grâce à des linguine aux langoustines.
(1) "Les Pâtes, histoire d’une culture", Françoise Sabban et Silvano Serventi, Actes Sud, 550 pp.