Liège éjectable

Le bouchon est de ces petits riens auxquels on doit tout. De toutes les particules, il est celle qui tient le mieux son rang nobiliaire, sans paraître s’offusquer de la négligence dont il est l’éternelle victime.

Vincent Noce

Le bouchon est de ces petits riens auxquels on doit tout. De toutes les particules, il est celle qui tient le mieux son rang nobiliaire, sans paraître s’offusquer de la négligence dont il est l’éternelle victime.

Alors que le culte de la vigne est aussi ancien que sa domestication mésopotamienne, aucun rituel n’a jamais été recensé autour du chêne-liège. Les amateurs se prosternent devant un flacon de grand cru. Les bouteilles peuvent toujours espérer une seconde vie, jusqu’à disposer de la chance d’illuminer une pizzeria. Les étiquettes piquées rejoignent des livres de cave amoureusement annotés. Même les fragrances d’un cru classé durent plus longtemps dans notre souvenir que ce pauvre petit ustensile, jeté à la poubelle aussitôt expulsé.

Encore les amateurs prennent-ils la précaution de le humer, mais si prestement. Non pour lui rendre un ultime hommage, mais justement parce qu’il est soupçonné de force maléfices. Une odeur douteuse, et la première gorgée sera dégustée avec une suspicion redoublée. Le jugement tombe alors : "Encore un vin bouchonné." Un vin bouchonné, c’est forcément mal. Il ne viendrait pas à l’idée de dire : un vin bien bouchonné. Le bouchon ne mérite aucun compliment.

Le seul bon bouchon est celui qui sait se faire oublier. Et pourtant, sans lui, le vin ne serait pas doté de cette étrange longévité - il est le seul produit que nous ingurgitons dont la courbe de vie s’apparente à ce point à la nôtre, avec une jeunesse, une maturité et une extinction sur des dizaines d’années. Avant le bouchon, le vin était condamné à être saisonnier. Très vite, n’étant pas à l’abri de l’air, il piquait et se gâtait. Pour freiner la consommation des vins des "hauts pays", Bordeaux n’autorisait leur distribution en ville qu’après les primeurs de Graves et Médoc. A Londres, dans les années 1700 encore, les gazettes vantaient la mise aux enchères "d’excellent nouveau claret (1) français, du présent millésime".

Sans le bouchon, pas de champagne non plus : on ne peut maintenir une telle puissance de gaz comprimé qu’avec un bouchon attaché. Avec de la ficelle d’abord, du fil de fer plus tard. Cette invention est sans doute imputable à nos amis anglais. Leur industrie était suffisamment avancée pour produire, au milieu du XVIIe siècle, les premières bouteilles d’un verre sombre, suffisamment épais pour ne pas exploser trop fréquemment sous la pression. Le roi lui-même était à l’origine de ce progrès. Inquiet de la déforestation, il interdit de brûler du bois dans les fours. Ils furent alors alimentés en charbon, permettant la fonte de la silice à des températures plus élevées. Par ailleurs, les Britanniques, amateurs des vins de Porto et de Jerez, avaient un accès facilité au liège au Portugal et en Espagne.

Historiquement, le bouchon pouvait être constitué de toutes sortes de matériaux : paille, pierre, bois, cire, argile, chaux, terre cuite. Athéniens ou Romains avaient à l’occasion recours au liège. Mais celui-ci disparut pendant plus de 1 200 ans quand les Gaulois remplacèrent l’amphore par le tonneau, obturé par un cylindre en bois entouré de tissu. Les bouteilles elles-mêmes ont longtemps été fermées par un "broquelet", cheville de bois entourée de chanvre ou d’étoupe et graissée (2). Il fallut attendre la fin du XIXe siècle pour voir gagner la distribution en bouteilles et l’industrie du liège se développer au Portugal. Les premiers bouchons en liège étaient taillés à la main, en forme de cône pour s’adapter aux irrégularités du verre soufflé.

Le bouchon cylindrique, tel que nous le connaissons, n’apparut qu’au XXe siècle. Etanche, imputrescible et souple, le liège cumule les avantages : il a vécu, au siècle dernier, son âge d’or. Désormais, son hégémonie est contestée. Car il additionne également les inconvénients. Il a constamment besoin d’humidité (cave humide et bouteilles couchées), sinon, il se rétracte et laisse passer l’air, entraînant son contenu vers un décès prématuré. Il a surtout le défaut d’abîmer régulièrement les vins.

En 1676 déjà, John Worlidge, dans son Vinetum Britannicum, pouvait déplorer la "grande quantité de boisson rendue imbuvable par le recours exclusif au bouchon de liège de mauvaise qualité, auquel il faut préférer le bouchon de verre". En 1869, Pasteur fut contraint d’abandonner une expérience de dégustation de vins chauffés (la méthode dite de "pasteurisation"), les résultats étant faussés par un "goût de bouchon prononcé". Emile Peynaud, le père de la révolution œnologique du Bordelais, avait coutume de dire : "Le vin est éternel, seul le bouchon peut le tuer." Aujourd’hui encore, des dégustations sont régulièrement perturbées par des échantillons bouchonnés. A l’International Wine Challenge de Londres, en 2003, une bouteille sur vingt présentait une dégradation organoleptique.

Les bouchonniers ont fait des efforts pour améliorer leurs résultats, mais on estime qu’autour de 2 % des bouteilles dans la distribution sont bouchonnées, un taux d’accident industriel qui serait jugé inacceptable pour n’importe quel autre produit. Isolée, il y a vingt-cinq ans seulement par un scientifique suisse, Henri Tanner, la molécule responsable du "goût de bouchon", appelée TCA (3), n’a pas besoin d’être présente en grande concentration pour endommager un vin rouge : 5 milliardièmes de gramme par litre (ng/l) suffisent. Les blancs sont encore plus sensibles : 1,5 ng/l peut bouchonner un champagne.

Les TCA proviennent de la transformation des produits chlorés utilisés pour nettoyer les bouchons ou de moisissures apparues après leur rinçage. Les producteurs ont donc promis d’abandonner le chlore. Un fabricant dit même avoir trouvé la formule miracle pour annihiler les TCA, à coups de "CO2 supercritique".

Des dérivés à moindre prix ont aussi été développés : des bouchons en aggloméré (de granulés de liège), collés (à partir de deux planches trop fines pour faire un bouchon d’un seul tenant) ou compactés (de la poudre de liège ou une fine couche de plastique venant boucher les défauts en surface). Ou encore composites, comme le bouchon de champagne fait d’un manche en aggloméré autour duquel sont collées des rondelles de liège.

Ainsi le bouchon de liège n’en finit-il pas de mourir. Sa résistance farouche bénéficie dans le Vieux Continent de motivations symboliques : les Européens, et particulièrement les Français, lui trouvent une certaine noblesse. Ils ne se priveraient pas du rituel de l’ouverture, ponctué par le "plop" de la victoire.

Pour beaucoup, un matériau synthétique est associé à un vin médiocre : c’est le "syndrome Kiravi" (4). Mais les temps changent. En France, des vins de cépages ou de pays, mais aussi des crus classés, se convertissent au synthétique. Dans certains pays, comme la Nouvelle-Zélande, il occupe la quasi-totalité du marché. Quasiment inexistante, il y a quelques années, cette pratique explose : sur 16 milliards de bouteilles, 3 milliards sont obturées avec un bouchon synthétique ou une capsule à vis.

Ce dernier procédé a fait un bond depuis qu’il a obtenu des résultats favorables dans des dégustations professionnelles.

Dans le relevé du Wine Business Monthly, en 2004, seul 5 % des producteurs américains disaient y avoir recours pour tout ou partie de leur production. En 2007, ils sont 25 %. Même des premiers crus.


(1) Du gascon "vins clars", à cause de la couleur claire des vins de Bordeaux de l’époque. "Claret" est d’ailleurs resté en anglais synonyme de bordeaux. (2) L’Amateur de bordeaux, 1998, "Le bouchon". (3) 2,4,6-trichloro-anisole. (4) Marque de vin à bas prix, à capsule plastique, très populaire au siècle dernier.

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