Avocats du barreau
Des duels, dans les livres comme au cinéma, on en a vu de toutes sortes : au pistolet, à l’épée, au cran d’arrêt, à mains nues, au coin de la rue, au soleil, dans un bar, sur un ring. De l'ascenseur au tapis, en passant par le rouge à lèvres et le cendrier, on vous raconte 14 objets moins familiers que l'on ne l'imagine. Bien roulées les cigarières?
Publié le 11-08-2009 à 00h00
Des duels, dans les livres comme au cinéma, on en a vu de toutes sortes : au pistolet, à l’épée, au cran d’arrêt, à mains nues, au coin de la rue, au soleil, dans un bar, sur un ring. Dans "Bleu havane", un roman à ce jour inachevé, deux auteurs de polars imaginent, pour renouveler les conventions du genre, le duel tabagique. D’un côté, une jeune Cubaine, fumeuse acharnée de joints ; de l’autre, son amant français, un universitaire quinquagénaire, grand amateur de barreaux de chaise. Le temps d’un chapitre, chacun affronte l’autre avec, pour seule arme, sa fumée exclusive.
Extrait : "Graziela continuait tranquillement sa guérilla, harcelant à coups de volutes rapides les lourds détachements du havane qui peinaient à occuper la chambre. Depuis bientôt un mois, presque chaque soir, la bataille faisait rage. La première escarmouche avait débuté juste après l’amour lorsqu’elle avait répliqué par des tirs légers d’herbe colombienne aux barrages d’artillerie du cigare." Polar oblige, la bagarre fumigène se terminera mal. Mais, au-delà de la fiction, si l’on gratte un peu sous la cendre commune, on découvre qu’il y a bien un réel antagonisme entre deux classes de fumeurs, l’une et l’autre d’ailleurs réprimées, qui par le Code pénal, qui par des taxes accablantes (80 % sur le prix d’un cigare en France) et la dictature hygiéniste qui se met en place un peu partout en Europe. D’une façon générale, le joint et le cigare - ou "puro", comme on l’appelle dans le monde latino - cohabitent mal. En général, on est soit cigare, soit pétard. Il y a quelques bonnes décennies, on était soit bourgogne, soit bordeaux. Rares sont donc ceux - des exceptions existent, bien sûr - qui affectionnent les deux.
Même à Cuba, la terre bénie du tabac, la ségrégation fait rage. Le cigare répugne à la jeunesse, qui lui préfère la marijuana ou le hasch, alors que l’île a les plus beaux climats de la création. Une question de moyens ? "Non, c’est à cause des filles qui n’aiment pas l’odeur du cigare. Elles fuient les fumeurs de puros", répond l’écrivain Leonardo Padura (1), lui-même grand aficionado qui, avec son héros Mario Conde, flic solitaire et jouisseur, désabusé et mélancolique, a donné ses lettres de noblesse au roman policier cubain. Un extrait encore de "Bleu havane" montre même que cet antagonisme peut nourrir des réflexions peu tolérantes : "L’universitaire n’avait jamais aimé les fumeurs de joints. Tout le séparait des brouteurs d’herbe sèche. Il haïssait leur pauvre bricolage de mégots, leur fraternité de salive, leur conjonctivite chronique. Alors que de soi-disant hommes politiques osaient faire campagne pour la légalisation du haschisch, on chassait le cigare de partout. Mais quel junkie de la social-technocratie pouvait imaginer qu’il fallait plus de trois cents manipulations et l’aboutissement d’un demi-millénaire de savoir-faire pour fabriquer un seul Lonsdale."
Au-delà de ces deux tribus s’esquissent deux visions du monde, deux conceptions de la vie. Prenons la corrida : en Espagne, c’est l’endroit par excellence où l’on déguste des puros. Et parmi ceux qui veulent la proscrire, on compte pas mal de fumeurs de joints. Mais, d’abord, quelle pratique est la plus épicurienne ? Celle du cigare, si l’on en croit Leonardo Padura, intarissable sur la question : "Quand l’amateur choisit un cigare, il commence par le toucher, le palper. Car les puros ont différentes textures, différentes densités. C’est comme avoir la possibilité de choisir parmi une dizaine de femmes qui toutes sont belles, qui ont toutes des atouts mais il y en a une qui a quelque chose en plus. La relation du fumeur avec son cigare passe donc par le toucher, la vue, le nez, l’ouïe parfois. Il y a des fumeurs qui caressent leurs cigares près de l’oreille pour écouter le son, la musique du tabac et ainsi choisir celui qui leur convient. Le dernier sens qui entre en jeu, c’est celui du goût, bien sûr fondamental. Avant de le fumer, l’amateur a touché, regardé, senti et écouté son cigare."
Mais au-delà du plaisir, qu’est-ce qui sépare fondamentalement, pour ne pas dire ontologiquement, les deux camps ? "Tout", répond Jean-Luc Allouche, un ancien de "Libération" qui pratique le havane comme un anachorète du Sinaï l’ascèse : avec passion. Lui-même a fréquenté les deux milieux. "Quand je bossais à "Globe hebdo", les soirs de bouclage, tous carburaient au pétard. Et moi au cigare. Aussi, ces téteurs m’engueulaient sans se rendre compte combien leurs fumées m’étourdissaient. Alors, je les engueulais à mon tour. Cigare et pétard n’ont vraiment rien en commun. C’est la culture contre la barbarie, la retenue contre la licence, l’élégance contre le laisser-aller."
Rédactrice en chef de la revue "l’Amateur de cigare", Annie Lorenzo oppose l’ici à l’ailleurs : "Le fumeur de cigares ne cherche pas un ailleurs. Il est entièrement dans le présent, dans le réel, dans l’action. Prenons le banquier [qui, de façon caricaturale, est associé au fumeur de havanes, NdlR], pourquoi chercherait-il autre chose ? Il est bien là où il est, assis à son bureau, dans un fauteuil confortable pendant que l’argent rentre."
Pour l’écrivain Jean-Paul Kauffman, le cigare renvoie aussi à l’homme d’action quand il n’est plus dans l’action, quand il a ouvert une parenthèse. "Le cigare, c’est le moment où l’homme d’action arrête la pendule, immobilise les aiguilles pendant un moment, une façon de suspendre le temps." "C’est aussi, ajoute-t-il, une belle métaphore du temps, ce plaisir qui part en fumée et se termine en cendre. Car le cigare n’est pas que le plaisir de la nicotine, tactile et de la bouche. Il a un rapport au temps. La cendre, c’est le temps qui passe et le bon fumeur a l’oeil rivé sur elle. Il va essayer - avec la cigarette, la cendre n’a pas d’importance - de la conserver le plus longtemps possible. Car, une fois tombée, le foyer n’est plus protégé, il est offert à l’air ambiant. La cendre participe ainsi à la complexité aromatique et à la puissance du cigare qui reviendront au fur et à mesure qu’elle se reconstituera."
Parmi ces hommes d’action, on citera quelques-uns de ceux qui combattaient en première ligne : Hemingway, qui trouvait le cigare viril ; Churchill qui, fumant des Churchill, se fumait lui-même ; de Gaulle, qui leur plantait des bouts d’allumette comme des banderilles, un crime pour les aficionados ; Castro, qui traitait ses cigares comme ses opposants politiques, c’est-à-dire très mal ; le très hypocrite J. F. Kennedy, qui a fait rafler pour sa propre consommation tous les cigares cubains que l’on pouvait trouver à Washington, environ 2000, juste avant de signer le décret instaurant l’embargo contre l’île ; le Che, qui préférait les cigares les plus chers (des Cohiba Esplendidos) ; le sanguinaire Saddam Hussein, autre inconditionnel du Cohiba, qui a réussi à fumer cubain même pendant sa captivité. Le lieutenant-colonel William Steele, directeur de la prison où il a séjourné, risque aujourd’hui la cour martiale pour violation de l’embargo. N’oublions pas Nicolas Sarkozy dont le caractère volcanique et impulsif trouve sûrement dans les havanes des propriétés apaisantes.
Mais ce qui distingue absolument le cigare, selon Kauffman, c’est qu’il a partie liée avec le secret et un côté prométhéen : "A sa manière, Christophe Colomb était un voleur de feu." C’est vrai qu’en abordant à Cuba il a ravi le brandon des Indiens Tainos pour le faire découvrir à l’Espagne, puis au monde entier. L’éminent moine Bartolomé de Las Casas a rendu compte de cet événement historique : " Les deux chrétiens [des marins du navigateur génois, NdlR] trouvèrent sur leur route beaucoup de gens [...] ; les hommes ayant à la main un tison et certaines herbes sèches mises dans une autre feuille sèche aussi. Allumé par un bout, on le fume de l’autre en aspirant et avalant la fumée. [Les Indiens] en avaient la chair contente et l’esprit enivré par les narines. Ces espèces de mousquets se nommaient dans leur langue tabacos ."
Il y a d’autres anecdotes : quelques siècles plus tard, c’est dans un cigare que le héros de l’indépendance cubaine, le poète José Marti, cacha l’ordre de commencer les hostilités contre le colonisateur espagnol. La volute de la fin sera pour l’écrivain et éditeur Olivier Frébourg, qui voulut transcender la littérature par le cigare : "Il est temps que les écrivains français se convertissent au havane. C’est un manifeste situationniste à lui seul. La latinité, l’errance opposée à l’horreur des banques centrales. L’écrivain fumera ses vitoles à longueur de journée. Chez lui, à sa table de travail, sur les plateaux de télévision, dans les librairies qui ressembleront à des rhumeries et non à des magasins de surgelés. Aussi, à la rentrée, n’aura-t-il plus l’air de cet humain constipé, vaguement compétent, qui dissuade le peuple de France. Le cigare au bout de son stylo, il soufflera au nez des censeurs, mettant le feu aux consciences endormies." Beau rêve interrompu par la sonnerie des lois antitabac.