Quand le rhum se la joue premium

Après la vodka, le whisky, le bourbon ou le gin, la vogue est au rhum ces derniers mois. Et pas seulement les rhums à glisser dans des cocktails. La preuve avec cinq rhums vieux au banc d’essai… Mise en bouche signée Hubert Heyrendt & Laura Centrella.

Mise en bouche Hubert Heyrendt & Laura Centrella
Quand le rhum se la joue premium
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Après la vodka, le whisky, le bourbon ou le gin, la vogue est au rhum ces derniers mois. Et pas seulement les rhums à glisser dans des cocktails. La preuve avec cinq rhums vieux au banc d’essai… Avec 1,57 milliard de litres écoulés en 2012, le rhum est le deuxième alcool le plus consommé dans le monde, loin derrière la vodka (4,44 milliards de litres, dont 2 rien qu’en Russie). Avec près de 20 millions de caisses de 9 litres annuelles, Bacardi est la marque la plus vendue. Et pour beaucoup, là s’arrête, avec Bacardi et Havana Club, l’univers du rhum, à la porte du mojito et du Cuba libre... Pourtant, le renouveau de la mixologie a bénéficié à l’image de marque du rhum. La redécouverte de la culture exotique tiki - le premier tiki bar, le "Don the Beachcomber", a été créé à Los Angeles en 1933 par Donn Beach, alias Ernest Gantt - a par exemple poussé les grands barmen à rechercher des rhums plus complexes, plus forts pour leurs créations. A Anvers, dans l’excellent bar "Cocktails at Nine", le "Planter’s Punch" (cocktail créé par Donn Beach d’après une ancienne recette jamaïquaine) est préparé en alliant trois rhums ambrés différents : l’Appleton Estate 12 ans (cf. ci-dessous), le Bacardi 8 ans et le Mount Gay Eclipse.

Mais le rhum ne vit pas sa révolution que dans les verres à cocktail. Comme la vodka, le gin ou le whisky, le rhum cherche aussi désormais à se positionner comme un alcool "premium". Le vieux tord-boyaux des Caraïbes, simple fermentation et distillation de canne à sucre, devient aujourd’hui un spiritueux raffiné, digne d’être siroté seul, avec ou sans glace…

Que l’on soit rhum agricole (tradition essentiellement française où l’on distille le jus de la canne à sucre) ou plutôt rhum traditionnel (distillation de la mélasse, récupérée après la production de sucre), c’est tout un univers que l’on découvre une fois que l’on commence à s’intéresser au rhum. Et une invitation au voyage. Car si le rhum reste l’enfant des Caraïbes - on en trouve mention à la Barbade dès 1627 -, il est également produit en Amérique latine (le fameux Ron Diplomático vénézuélien par exemple), dans l’océan Indien (le rhum Charette de La Réunion) et jusqu’aux Philippines. Le deuxième rhum le plus vendu au monde est en effet le Tanduay philippin.

A côté des basiques rhums blancs et ambrés, on trouve une très large gamme de produits: rhums vieux, millésimés, small batch (assemblage d’un nombre limité de barriques), single barrel (issu d’un seul tonneau), éventuellement cask strenght ou "brut de fût" (embouteillé au degré d’alcool du tonneau, sans être coupé à l’eau)… Et pour ces rhums d’exception, de niche, les prix peuvent rapidement s’envoler. La bouteille de rhum jamaïquain Appleton Estate 50 ans vaut ainsi env. 4 400€ ! Il est vrai qu’il s’agit d’un des plus vieux rhums au monde, qui plus est vieilli sous le soleil des Caraïbes. On estime en effet qu’un an en barriques dans les Antilles équivaut à quatre années de vieillissement en Europe.

Malheureusement, hormis l’AOC française en Martinique, il n’existe aucune législation commune, ce qui rend très difficile la lecture des étiquettes, entre les innombrables appellations commerciales sans signification précise: "VSOP", "VX", "Extra Old", "Extra Viejo"… Mais la course n’est pas qu’au vieillissement, elle est aussi à la qualité, avec la recherche de variétés de cannes à sucre plus aromatiques. Qui a par exemple mené à la création par Trois Rivières d’un rhum mono-variétal en 2001.

Grand spécialiste du rhum, l’Italien Luca Gargano plaide pour que le monde du rhum s’inspire de celui du whisky écossais pour se doter d’un cadre plus strict. Il rêve par exemple d’un système d’appellations plus transparent : vatted rums (assemblage de rhums de provenances diverses, les plus courants), molassses rums (rhum de mélasse), rhum agricole, blended rums (assemblage de distillats de pot stills ou de colonnes en continu) et, au sommet de la pyramide, le single rum ou single rum agricole , réservé à des rhums distillés uniquement en pot stills et vieillis sur site. On n’en est pas encore là mais le mouvement est en marche !

---> A lire : le très beau et complet "Atlas du rhum", publié par Luca Gargano chez Flammarion (224 pp., env. 30€).

Appleton Estate 12 ans

Jamaïque. Propriété depuis 2012 du groupe Campari, Appleton, basé à St. Elizabeth, est l’une des plus anciennes distilleries au monde et la plus importante de Jamaïque, avec quelque 3 000 ha de plantations de variétés de cannes à sucre sélectionnées spécifiquement pour la production de rhum. Fondée en 1749, la distillerie a été reprise en 1825 par John Wray puis par ses neveux. Ce qui explique le nom du rhum blanc, le Wray and Nephew Overproof qui, titrant à 63 %, est actuellement l’un des chouchous des bons barmen.

Si la cuvée de prestige reste l’Appleton Estate 21 ans (l’un des plus vieux rhums caribéens à un prix abordable, env. 120 € la bouteille), la gamme de rhums vieux, vieillis en fûts de chêne américains, est large. Outre un VX assez basique (assemblage de rhums de 5 à 10 ans, d’où son nom, parfait en cocktails ou en punch), on trouve un 8 ans très agréable mais aussi de l’excellent Appleton Estate 12 ans (env. 35 €). Beaucoup plus complexe que les deux précédents, ce “pirate juice” joliment ambré et titrant à 43° est doux sans être trop sucré, ni trop vanillé.

Angostura 1919

Trinidad and Tobago. Angostura, tous les fanas de cocktails connaissent. Il s’agit en effet du bitter le plus connu, créé en 1824 au Venezuela avant de s’installer à Port of Spain, à Trinidad and Tobago. Au lieu d’acheter de l’eau-de-vie aux distilleries de l’île pour produire son bitter , Angostura s’est rapidement lancé dans la fabrication de son propre rhum. A tel point qu’House of Angostura est désormais le principal producteur de rhum de Trinidad, dans l’une des distilleries les plus modernes et efficaces au monde.

La cuvée 1919 (env. 45 €) est un assemblage raffiné de rhums de mélasse légers et plus robustes, vieillis 12 ans minimum en fûts de bourbon brûlés, qui lui confèrent de belles notes, maîtrisées, de caramel et de vanille. Pourquoi des fûts brûlés ? La légende raconte qu’en 1932, suite à l’incendie d’un entrepôt des douanes de Trinidad, ont été retrouvés, quasi intacts, des fûts de rhum Angostura remplis en 1919… Très rond, ce rhum hors d’âge plaira sans doute davantage aux bouches les plus sucrées.

Et si l’on a 25 000 dollars à claquer, on pourra également s’offrir un Angostura 17 ans, embouteillé à 20 exemplaires seulement dans une carafe en cristal et en argent. Soit le rhum le plus cher des Caraïbes !

Clément VSOP

Martinique. La distillerie Clément a été fondée en 1917 sur le Domaine de l’Acajou, plantation sucrière acquise en 1887 par le Dr Homère Clément et désormais classée aux monuments historiques. Son propriétaire actuel, Bernard Hayot, a été à l’origine de la création de l’AOC Martinique en 1996. Tandis qu’il innovait, en 2001, avec le lancement de la Canne bleue, premier rhum agricole mono-variétal, distillé à partir de cannes sélectionnées sur le domaine.

Ici encore, la production ne se fait plus sur place depuis 1986 mais bien le vieillissement, dans 7 500 petits fûts de chêne (180 l). Le climat tropical accélérant le vieillissement, il ne faut ainsi que trois ans pour obtenir l’appellation “rhum vieux” en Martinique.

Avec quatre ans de maturation en moyenne, le Clément VSOP (env. 30 €) est assurément l’une des plus belles expressions du rhum agricole, qui tient largement la comparaison avec un vieil armagnac ou un bon cognac. Vieilli un an en fûts neufs de chêne limousin puis trois ans en fûts de bourbon, ce VSOP (titrant à 40°) séduit par sa complexité aromatique. Ce rhum au goût de canne très prononcé séduit par son côté très sec et ses notes discrètes de vanille, qui font presque penser à un rye whiskey.

Trois Rivières 12 ans

Martinique. Installée dans une plantation de canne créée sur des terres acquises par Nicolas Fouquet en 1660, Trois Rivières est l’un des rhums agricoles les plus emblématiques de la Martinique. Si la distillerie originelle, fondée à la fin du XVIIIe siècle, a été fermée en 2004 et la production déplacée, c’est toujours sur ce terroir unique de 700 ha de plantation en bord de mer, dans le sud de l’île, que la marque met l’accent. Rachetée en 2012 par le groupe Chevrillon, celle-ci vise désormais le marché VIP, mettant notamment en avant dans sa communication la présence du Trois Rivières dans les textes de Joey Starr ou dans le film de Guillaume Canet “Les petits mouchoirs”…

Bénéficiant depuis 1996 de l’AOC Martinique, le rhum Trois Rivières se décline dans une gamme très large. À côté de son rhum blanc à 50°, parfait pour le Ti-Punch (également disponible dans une nouvelle Cuvée “Océan” plus délicate titrant à 40°, 24 €), on trouve de nombreux “rhums vieux”, dont de belles bouteilles millésimées qui ont fait la réputation de Trois Rivières.

La cuvée 12 ans (env. 90 €) est un bonheur d’équilibre, où l’on sent bien la canne, mais qui reste très fin. Soit un grand rhum agricole, à la fois doux mais pas trop sucré ou vanillé, malgré un long passage en barriques de chêne américain sous la chaleur des Antilles.

Don Papa

Philippines. Il n’y a pas que dans les Antilles ou en Amérique du Sud que l’on produit du rhum. Lancé en 2012, le rhum dont tout le monde parle ces jours-ci vient en effet du Négros occidental, au centre des Philippines. Sa légitimité, Don Papa la doit au fait que l’île a toujours été la capitale philippine de l’industrie sucrière, en raison de son sol volcanique et de son climat propices à la culture de variétés autochtones de cannes.

Veilli 7 années en fûts de chêne sur les contreforts du Mont Kanlaon, le Don Papa (env. 40 €) est donc la sensation du moment. Il faut dire que le marketing a été très bien pensé, notamment avec une magnifique étiquette et un nom qui fait référence à l’un des héros de l’indépendance philippine : Dionisio Magbuelas, alias Papa Isio, contremaître dans une plantation de sucre, chaman et guérisseur de la fin du XIXe siècle.

Titrant à 40°, le Don Papa est un rhum riche, moins équilibré que ses cousins antillais. Très sucré (trop ?), très ambré, aux notes de caramel et de vanille omniprésentes, il séduira sans doute surtout les palais féminins. Dans ce miel liquide, on aime néanmoins les saveurs caractéristiques d’orange amère…


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