Ce que Paul Bocuse a laissé en héritage aux chefs actuels
Publié le 21-01-2018 à 18h12 - Mis à jour le 22-01-2018 à 11h01
Paul Bocuse s'est éteint à la veille de ses 92 ans, chez lui, à Collonge-au-Mont-d'Or, où il était né en 1926. Triplement étoilé pendant 53 ans, le chef lyonnais a révolutionné l'histoire de la gastronomie. Les obsèques de la première star internationale des fourneaux seront célébrées vendredi à la cathédrale Saint-Jean à Lyon.
Berlin, “Nobelhart und Schmutzig” est un petit restaurant étoilé caché, façon speakeasy. Seul indice de sa présence, une vitrine présentant un T-shirt siglé de façon provocante : “Who the Fuck is Paul Bocuse ?”. Histoire d’affirmer haut et fort qu’on pratique ici une cuisine résolument contemporaine, tendance nordique, qui a rompu tout lien avec la gastronomie française classique… Et pourtant, samedi, la vitrine s’est transformée en autel, des bougies allumées devant le T-shirt… Car, même pour la jeune génération, Bocuse reste un monument.
Ce week-end, on a beaucoup comparé la mort de Bocuse à celle de Johnny. Certes, en France, les deux hommes étaient aussi iconiques dans leur domaine respectif, mais leur influence internationale n’est pas comparable. Si Johnny était totalement inconnu du public non francophone, Bocuse a transformé à jamais l’image du cuisinier partout dans le monde.
Une émotion généraleQuel chef pourra se targuer d’avoir droit à trois heures de direct sur les chaînes info, comme ce fut le cas ce samedi pour Bocuse ? Ce week-end, les marques de sympathie ont été innombrables. Venant d’abord de France, bien entendu, avec les réactions attristées de son ami de 50 ans Michel Guérard, d’Alain Ducasse, Gérald Passédat, Alain Passard, Guy Martin, Georges Blanc ou Marc Veyrat. Pour ne citer que des chefs trois étoiles…
Mais aussi d’un peu partout dans le monde. A commencer par Pierre Wynants. Les deux hommes se connaissaient bien. C’est d’ailleurs Bocuse qui, lors de son premier repas au “Comme chez soi” pour les funérailles de Marcel Kreusch de “La Villa Lorraine” en 1984, lança la tradition de signer les murs du restaurant bruxellois. Laquelle se perpétue toujours…

Le pape de la cuisine
Si Bocuse a marqué à ce point les esprits, c’est qu’il fut le premier chef à quitter ses cuisines pour montrer sa tête dans les médias et en salle, aimant se faire photographier avec les touristes américains et japonais. Il fut aussi le premier à faire de son nom une marque. En lançant des plats préparés pour les supermarchés et, surtout, en partant à la conquête du monde du haut de ses trois étoiles Michelin, qu’il aura conservées durant 53 ans. Un record absolu !
Bocuse a en effet su percer aux Etats-Unis (ouvrant un resto à Disney World en Floride) et au Japon. Aujourd’hui, son groupe est constitué de 23 restaurants, qui servent tous les ans quelque 3,5 millions de clients ! Et quand Henri Gault, taquin, lui demandait qui cuisinait quand il n’était pas chez lui, Bocuse répondait : “Le même que quand je suis là !” Une phrase que pourrait reprendre à son compte son héritier spirituel en la matière, Alain Ducasse, qui, lui aussi, a su construire un empire au service de la grande cuisine française.
Une cuisine du passé
Appartenant au passé (cf. ci-contre), sa cuisine ne possède que peu d’héritiers directs – même si l’on assiste depuis quelques années à un retour en force de la cuisine classique qui ne devrait qu’aller en s’amplifiant. Pourtant, Bocuse a inspiré tous les chefs qui l’ont suivi. C’est en effet lui qui, le premier, a ouvert la voie à une reconnaissance du métier de chef. Ce qu’affirmait par exemple son collègue Jacques Pépin (Bressois installé à New York) au “New York Times” en 2011, quand Bocuse fut nommé “chef du siècle” part le Culinary Institute of America : “Aujourd’hui, les chefs sont des stars et c’est grâce à Paul Bocuse. Nous avons tous une dette envers lui.”
Ce qui n’empêchait pas Bocuse, avec son humour féroce, de répondre, quand on lui rappelait qu’il avait fait sortir les chefs de leurs cuisines : “Oui mais aujourd’hui, je devrais travailler pour qu’ils y retournent !”
La passion de la transmission
Ce que l’on retient de Bocuse, c’est évidemment la cuisine du produit – son best-seller “La cuisine du marché” est toujours réédité chez Flammarion. C’est aussi Le personnage haut en couleurs, entier et gouailleur. Cet homme qui, pendant 40 ans, a vécu avec trois femmes en même temps. Cet homme souriant, à la toque vissée sur la tête et arborant fièrement son tatouage de coq gaulois sur l’épaule gauche, réalisé en 1944 par des soldats américains, alors qu’il était blessé après s’être engagé, à 17 ans, dans l’armée de Libération du général de Gaulle…
Ce dont on se rappelle aussi, c’est sa générosité (pas seulement celle de sa cuisine). Ce “parrain” chez qui on venait fêter sa troisième étoile, comme son protégé Bernard Loiseau en 1991. Une photo célèbre immortalisant ce moment de joie montre les deux hommes hilares, juchés sur des éléphants du cirque Pinder, une bouteille de champagne à la main, devant “L’auberge du pont de Collonges” ! Cinq ans auparavant, Bernard Pacaud faisait le même pélerinage avec toute son équipe. Au moment de régler la note, Monsieur Paul lui répond : “Pas question. T’as déjà payé le train tu vas pas payer la nourriture !”
Enfin, Bocuse, c’était peut-être surtout la passion de la transmission de la tradition française. A travers la création en 1987 de son célèbre concours des Bocuse d’or, mais aussi avec celle d’écoles de cuisine. Trois étoiles au “George V” à Paris, Christian Le Squer explique que, comme beaucoup de ses collègues, c’est à l’Institut Bocuse de Lyon qu’il a inscrit sa fille. Car on y apprend les bases de la cuisine française. Une fois celles-ci acquises, tout est possible, quel que soit le type de cuisine que l’on pratique… Pour cela et tout le reste, merci Monsieur Paul !