20 ans de Madrid Fusión
Le festival gastronomique Madrid Fusión reste l’un des musts pour prendre le pouls des tendances gastronomiques mondiales.
- Publié le 24-04-2022 à 15h37
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Du 28 au 30 mars derniers, Madrid Fusión fêtait à l’IFEMA, hall des expositions de Madrid, son 20e anniversaire. Créé en 2003 par Jose Carlos Capel (cf. ci-contre), ce congrès international de gastronomie veut être, depuis sa création, le reflet des tendances mondiales en matière de gastronomie. L’édition 2022 était placée sous le thème "Au-delà de l’ingrédient", pour rester fidèle aux origines de Madrid Fusión, qui a toujours promu une cuisine plutôt technique et avant-gardiste.
Au menu, des conférences, des dégustations ou des workshops organisés sur différentes scènes dont, une consacrée aux chefs, une autre aux vins (2e édition) et, grande première, une réservée à la pâtisserie au sens large. Où l'on a autant abordé les techniques de panification que l'évolution de la pizza, avec l'excellent Franco Pepe du restaurant Pepe in grani à Caiazzo, près de Naples.
Madrid Fusión s’accompagne aussi d’un salon de l’alimentation, où sont représentées toutes les régions d’Espagne et leurs richesses gastronomiques.
Pléthore de chefs
Les chefs du monde entier étaient venus nombreux pour fêter cet anniversaire de Madrid Fusión : Albert Adrià, Elena Arzak, Joan Roca, Andreas Krolik… Et un seul Français représenté, Pascal Barbot. Même si le Japonais installé à Paris Atsushi Tanaka, du restaurant AT , a fait une démonstration autour de sa cuisine des fruits de mer. C'est que, s'il pense que la gastronomie française est toujours l'une des plus importantes, José Capel la trouve un peu endormie…
Le Péruvien Gastón Acurio, et le Brésilien Alex Atala avaient aussi fait le déplacement. Ce dernier a insisté sur le fait que, pour lui, il y a eu un avant et un après Madrid Fusión : "Quand j'ai été invité pour la première fois en 2005, les dieux qu'étaient à l'époque Ferran Adrià et Juan Mari Arzak sont montés sur scène pendant ma présentation et on a commencé à s'intéresser à moi et à ma cuisine." Madrid Fusión a en effet considérablement changé la vision qu'on avait jusque-là des cuisines sud-américaines. "Ils ont des produits formidables, notamment au Pérou. Et de nombreux chefs sont venus en Espagne pour apprendre la cuisine au El Bulli, au Mugaritz… Au retour, ils ont revisité avec brio leurs recettes traditionnelles" , insiste Capel.
Le triomphe de la cuisine danoise
Parmi les nombreux chefs invités à Madrid Fusión, on trouvait de nombreux Danois, comme Eric Vildgaard, du restaurant Jordnaer , ou le novateur Rasmus Munk, du Alchemist . Et l'un des moments marquants du congrès fut cette année cette interview de René Redzepi ( Noma , Copenhague) par le chef basque Andoni Luis Aduriz ( Mugaritz , Errenteria). Redzepi était déjà venu à Madrid en 2008 pour présenter le New Nordic Food Manifesto , avant de s'imposer comme l'un des chefs les plus influents au monde. Cette année, il recevait le prix du "Chef européen de l'année". "L'innovation aujourd'hui va au-delà du plat, c'est comment on gère une équipe, l'achat de la nourriture, les valeurs…" , a insisté le Danois.
Sur scène, tous les chefs ont salué leurs équipes. "Nous avons compris aujourd'hui que l'équipe devait pouvoir diriger le restaurant sans le chef, et que le chef n'était rien sans son équipe…" , plaidait Alex Atala. Réflexion au combien importante alors que le monde de la gastronomie est toujours affecté par un manque de personnel… Une vision partagée par la cheffe espagnol Ricard Camarena, qui partageait sur scène, non pas une démonstration culinaire, mais sa réflexion née durant la pandémie, où il lie la durabilité et l'humain.
Des tendances variées
Certains chefs espagnols ont, comme toujours, fait montre de l'importance de la technicité dans leur cuisine - comme lors de cette présentation du Disfrutar Barcelone , lors de laquelle un four à micro-ondes servait à créer des textures de toutes sortes avec les ingrédients les plus variés. D'autres partaient de la tradition pour innover, comme Mario Sandoval qui, avec sa "cuisine acide", revisitait la recette de l'escabèche, pour lui donner de la modernité en utilisant notamment des fibres naturelles comme le psyllium, la fibre de cacao ou celle de café. Tandis que le Valencien Quique Dacosta était venu montrer ses créations depuis 20 ans. Une cuisine toujours innovante, elle aussi basée sur la tradition, et qui n'oublie jamais le goût. Alors que le très dynamique Dabiz Muñoz ( DiverXo ) était venu annoncer le déménagement de ses établissements et surtout la création d'un nouveau concept autour du dumpling, RavioXo .
Parmi les contributions étrangères les plus marquantes, soulignons celle de Santiago Lastra, qui a ouvert KOL à Londres pendant la pandémie. Le jeune chef d'origine mexicaine a expliqué comment il traduisait les saveurs et les souvenirs de son pays natal avec des ingrédients britanniques. Denise Monroy, du Elektra Food à Bogota, a, elle, opté pour la voie du fast food créatif pour convaincre les Colombiens de manger vegan. Enfin, Antonia Klugmann de L'Argine à Venco à Gorizia, démontrait qu'il n'y a pas besoin d'un attirail technique complexe pour proposer une cuisine qui marque les esprits. En cuisinant son territoire frioulan avec sincérité et en respectant les saisons, cette Italienne propose une cuisine résolument contemporaine.
Carlos Capel : "L’avant-garde est finie !"
Économiste et journaliste gastronomique depuis trente ans au quotidien espagnol El País , Jose Carlos Capel, 72 ans, est à l'origine de l'un des festivals gastronomiques les plus importants au monde. "De par mon métier, je connaissais toute l'Espagne. Le festival de San Sebastian avait été créé quelques années plus tôt et j'ai pensé qu'il fallait quelque chose de similaire à Madrid" , se souvient le fondateur de Madrid Fusión. Mais, lorsqu'après un repas au El Bulli , il annonce à Ferran Adrià son intention de fonder un autre festival de gastronomie en Espagne, la réaction du chef est vive. "Il m'a d'abord répondu : 'Tu es fou !' Mais à la fin du repas, il m'a tendu un papier. Il avait écrit que si je parvenais à faire venir Tetsuya Wakuda de Sydney et Charlie Trotter de Chicago, alors deux chefs parmi les plus importants du monde, j'avais mon festival !"
Les chefs ont accepté… Et le festival a démarré en 2003, en mettant en lumière l'avant-garde espagnole, dont évidemment Ferran Adrià. Mais Capel avait également invité les fondateurs de la Nouvelle Cuisine : Paul Bocuse, Michel Guérard et Pierre Troisgros. Et pas question pour Capel de promouvoir une cuisine espagnole traditionnelle. "L'unique chose qui justifiait le festival, c'était la nouveauté ! La cuisine traditionnelle, ça n'avait aucun intérêt. Nous avons toujours voulu promouvoir une cuisine très technique, à l'avance. C'est d'ailleurs grâce aux techniques de l'avant-garde, que la cuisine espagnole s'est améliorée. […] Nous avons de très bons produits en Espagne mais la cuisine c'est plus important que le produit ! Le produit, c'est fondamental, mais pour faire une cuisine de qualité, il faut utiliser des techniques. Et en Espagne, il y a beaucoup de techniques très modernes qui ont transformé la cuisine du monde" , insiste le journaliste.
Jose Carlos Capel concède que les choses ont changé ces dernières années, avec différentes tendances cohabitant sur la scène gastronomique mondiale, dont Madrid Fusión essaye d'être le relais. "La cuisine n'est plus forcément technique. Au début, on était dans une cuisine technique très conceptuelle. On a évolué vers une cuisine plus naturelle. Et en ce moment, il y a un mix qui embrasse le tout. Le rôle de Madrid Fusión, c'est de transmettre les tendances de la cuisine. Être une vitrine pour les cuisiniers les plus importants du moment."
Différents styles de cuisines
Mais pour Capel, une chose est sûre : la cuisine est un moyen d'expression. "Ce qui me touche, c'est ce qui est différent, intéressant, ce qui aide la cuisine à évoluer" , défend-il, en proposant l'exemple d'un Rasmus Munk au Alchemist à Copenhague. Le jeune Danois y propose une cuisine holistique qui veut changer le monde, alertant sur les problèmes de notre planète, comme la pollution ou la maltraitance animale, à grand renfort de technologies et de performances artistiques.
Mais pour Capel, l'avant-garde semble s'être arrêtée à Ferran Adrià… "Je voyage partout et en ce moment, il n'y a pas d'avant-garde dans le monde. Car l'avant-garde, c'est anticiper le futur. L'avant-garde est finie. Mais il y a de très bonnes cuisines. En Espagne, Joan Roca, Quique Dacosta, Ricard Camarena, Dabiz Muñoz… L'Andalousie est la région la plus énergique en ce moment. Avec des chefs comme Paco Morales qui, au Noor à Cordoue, revisite la cuisine arabe. Tandis que le chef Pedrito Sánchez, au Bagá à Jaén, fait une cuisine essentielle. Tout comme Artur Martinez, au Aürt restaurant à Barcelone. C'est le produit sans presque rien, mais c'est extraordinaire ! La technique est fondamentale, mais elle ne doit pas forcément être au centre de l'attention" , estime Capel, qui assume ses contradictions, comme un reflet de la scène gastronomique mondiale qui part dans tous les sens. "Il n'y a pas qu'une tendance. C'est ça la réalité du monde !" , conclut l'Espagnol.