Alain Ducasse, l’homme le plus étoilé au monde, se confie à La Libre : "La cuisine du futur, c’est la naturalité !"
À la tête de 34 restaurants dans 9 pays différents, le grand chef français Alain Ducasse détient 20 étoiles au Guide Michelin… Tout de la méthode Ducasse et de ses futurs projets.
- Publié le 12-04-2023 à 12h25
- Mis à jour le 12-04-2023 à 21h10
:focal(2829.5x1895.5:2839.5x1885.5)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/RUV4H3EPOVADPOUBTP2BDZOYCM.jpg)
C’est au restaurant Le Louis XV, à l’Hôtel de Paris de Monte-Carlo, que le chef Alain Ducasse a décroché pour la première fois trois étoiles à 33 ans. C’est là aussi, un lendemain de mars 1990, qu’il a décidé de quitter les fourneaux… C’est là aussi que nous l’avons rencontré, le 24 mars dernier.

Pourquoi avoir choisi de quitter les fourneaux ? Était-ce pour développer votre futur empire ?
Au lendemain des trois étoiles, j’ai dit : Mission accomplie ! J’ai mis mon expertise au service d’autres restaurants… Pas un empire ! (Sourire) Je me développe gentiment à la mesure de mes capacités pour former des collaborateurs qui, à leur tour, sont capables de travailler dans un restaurant et de le faire fonctionner. Je suis comme un entraîneur qui cherche le meilleur buteur.
Après le chocolat, le café, les glaces, les biscuits… Alain Ducasse ouvrira prochainement une nouvelle manufacture consacrée aux pâtes.
Faire école, c’est important pour vous ? Est-ce pour laisser une trace ? Satisfaire votre ego ?
Pour satisfaire mon ego, nous formons 1 000 élèves dans le monde (à Paris, Yssingeaux, mais aussi aux Philippines, en Inde ou en Thaïlande, NdlR). Nous leur apprenons la cuisine française telle que nous l’avons définie. Nous sommes un ascenseur social extraordinaire ! On peut commencer très jeune comme apprenti et devenir chef de restaurant, chef star… Je suis content de voir tous les chefs qui sont passés chez nous. Massimo Bottura (Osteria Francescana*** à Modène) était là il y a trente ans au Louis XV, quinze ans plus tard Clare Smyth (Core***, Londres) est venue ici. Son bagage culinaire, elle l’a appris ici et l’a apporté à Londres. Elle a un rôle d’influence pour la gastronomie française, avec la portée économique que cela représente pour la France… Lorsqu’on apprend la cuisine française aux 74 nationalités qu’on a à l’École Ducasse à Meudon, avec un peu de chance, ils achèteront de la porcelaine française, importeront des vins français, parleront le français…
Franck Cerutti a été le chef du Louis XV pendant 15 ans… Comment se fait-il que vos collaborateurs restent si longtemps à vos côtés ?
Avec Franck, on a travaillé pendant 44 ans ensemble ! Les gens restent longtemps, car on les fait grandir professionnellement, personnellement… Dans le groupe, on peut faire des choses différentes, travailler dans des bistrots, des gastros… On est à l’écoute des envies de nos collaborateurs, mais surtout on va les pousser…
Quels sont vos futurs projets ?
Je ne vais pas continuer à faire des restaurants. J’en ouvrirai certainement un nouveau à Paris dans les trente mois qui viennent… Et lancer une nouvelle manufacture consacrée aux pâtes italiennes. Et après basta ! Je vais m’occuper de faire école. Pousser la nouvelle révolution culinaire. Je vais me reposer sur la naturalité : plus de végétal, moins de protéines animales… On va préciser fortement la naturalité un peu partout.
J’ai aussi ce projet à la Maison du Peuple à Clichy pour le printemps 2025. Sur ce site historique de 4500 m2, le premier bâtiment préfabriqué au monde (datant de 1930, NdlR), je veux recentrer l’ensemble de mes expertises, qui vont du conseil au chocolat, en passant par le café.
On aura un restaurant populaire et un restaurant de très haute gastronomie. On ne va pas transférer toutes nos activités là-bas, mais on va en faire notre centre en recherche et développement. On va inviter des jeunes chefs étrangers en résidence. Mais ce sera d’abord un laboratoire de cuisine durable, avec une vision humaniste de la cuisine qui est précautionneuse des ressources de la planète, de la santé des individus, et qui doit être bonne à penser avant d’être bonne à manger.

C’est quoi la cuisine du futur Alain Ducasse ?
La cuisine du futur, c’est la naturalité ! Mais je ne pense pas que ce soit le régime végétalien. Il faut bien que les éleveurs continuent à vivre. Il faut manger moins de viande, mais en manger mieux. Des bonnes volailles qui courent dans le jardin… On a besoin de manger très peu de protéines animales quand elles sont bien sourcées. Elles coûtent plus cher, mais on en mange dix fois moins. Mieux se nourrir aujourd’hui, ça coûte moins cher que mal se nourrir ! Manger des poireaux vinaigrette et quelques pois chiches, plutôt que d’acheter des conneries… Mais il faut cuisiner ! Il y a plus de travail. Dans la restauration, c’est pareil. Le coût du travail sur le végétal est très important pour donner de la saveur.
Vous voyagez beaucoup. Pourquoi ? Et quels sont les restaurants qui vous ont marqué récemment ?
Pour comprendre ce que font les autres et voir comment je pourrais faire différemment. Parfois mes chefs me proposent un truc que j’ai déjà vu dix fois… Ce plat ne m’intéresse pas ! J’ai vécu une expérience extraordinaire chez “Frantzén” (restaurant trois étoiles, NdlR) à Stockholm. Ça coche toutes les cases, tout est scénarisé parfaitement. On chatouille le homard pour montrer qu’il est bien en vie… Mais j’ai aussi passé un délicieux moment de haute gastronomie française néo-contemporaine chez “Haeberlin” (deux étoiles) en Alsace. J’ai mangé la mousse de grenouille de son grand-père, une volaille de Bresse… J’y ai pris le même plaisir.
Vous ne pensez pas que les restaurants gastronomiques sont devenus hors de prix ?
Je crois que chez “Frantzén” à Stockholm j’ai mangé pour 1500 € avec le grand accord mets-vins. Est-ce que ça vaut ce prix-là ? En tout cas, tout le monde en parle… Mais si je pratiquais ces prix-là à Paris, je me ferais… (onomatopée). Chez Haeberlin, j’ai mangé pour trois fois moins… Dans le panorama de la diversité de la gastronomie mondiale, les deux doivent exister au même niveau. Quand je vais à Barcelone, je fais cinq repas en 48h… Je vais chez “Estimar”, “Disfrutar”, “Enigma”, dans un bar à tapas… Sur la plage j’ai mangé une paella absolument remarquable !
Chez “Sapid” (son réfectoire pesco-végétarien à Paris, NdlR), je peux manger à 35€ et le lendemain, je suis le client de mes restaurants à 500€. Je donne la palette ; vous choisissez la catégorie ! Je porte la même attention aux plats de chez “Sapid” qu’à ceux des établissements de haute gastronomie.
Comment on fait pour rester au sommet ?
Je rame tous les jours, je rame… Mais vous croyez quoi ? Que c’est facile ? Il faut repérer les talents, ceux qui ont la tête qui dépasse, les former… J’ai repéré Jean-François Piège quand il est arrivé au Louis XV. J’ai compris qu’il avait la haine d’y arriver et qu’il allait être un grand professionnel.
Si aujourd’hui on vous demande de cuisiner le même plat qu’Emmanuel Pilon chef du Louis XV (cf. ci-dessous), qui le cuisinera le mieux ?
Il le fera mieux que moi. Il est tous les jours en cuisines ! Mais ce midi, j’ai mangé l’agneau (à la carte du Louis XV, NdlR) et je le fais mieux que lui… Il n’y a que moi qui m’en aperçois bien sûr. J’aurais fait un peu moins réduire le jus, ajouté un peu plus d’acidité, un tout petit peu de matière grasse de l’animal et pas de beurre. L’assiette était trop plate, le jus va figer tout de suite… C’est ce que j’appelle affiner le trait. Ici en plus, au Louis XV, on a décidé de bousculer les choses ; on met de la naturalité sur la méditerranéité. On met de l’amertume, de l’acidité, de l’astringence… On y va quoi ! J’aime le mot italien “aggiornamento” ou remettre au goût du jour. Il correspond à ce que je vois dans le monde. Je ne veux pas être en retard, je préfère toujours être un peu à l’avance… Charles de Gaulle disait : “Prenez invariablement la position la plus élevée, c’est généralement la moins encombrée. ” Je sais, ce n’est pas modeste…

Emmanuel Pilon à contre-courant au “Louis XV”
Un menu rallonge, 30 mini-bouchées, des lacto-fermentations à tout va… Vous ne trouverez rien de tout cela à la table du Louis XV à Monte-Carlo ! Et pour cause, son chef depuis neuf mois, Emmanuel Pilon, est, comme Alain Ducasse, attaché à ne rien faire comme les autres… Arrivé au Louis XV en 2009, ce trentenaire d’origine lyonnaise est passé par tous les postes, avant de faire l’ouverture du Alain Ducasse au Plaza Athénée en 2014. Là, avec le chef Romain Meder, il va développer le concept de naturalité.
“La naturalité, c’est une philosophie de cuisine. On respecte le produit, le producteur, la saison. On met moins d’artifices dans les assiettes, moins de gras… C’est faire évoluer cette cuisine qu’on a pu connaître dans le temps. Nos grands-mères utilisaient les techniques de fermentation bien avant nous. On les a juste fait évoluer, remises au goût du jour, pour amener des aspérités… ”, explique le chef.
Lorsque l’aventure du Plaza Athénée se termine en 2021, Emmanuel Pilon participe pendant quatre mois au projet ADMO dans le restaurant du Musée du Quai Branly, avec Albert Adrià, Ducasse, Meder et Jessica Préalpato.
Puis Alain Ducasse pose une offre sur la table : reprendre le poste de chef au Louis XV.
“C’était une opportunité incroyable. Mais c’est une institution ; il fallait être à la hauteur. Qu’est-ce que j’allais pouvoir faire ? Il fallait garder mon ADN et le retranscrire au Louis XV. Le végétal, le produit avant tout, la saisonnalité. Prendre des risques, jouer sur les acides, les amers… Se remettre tout le temps en question, ne jamais refaire la même chose… ”, s’enflamme Pilon.

Une cuisine d’une intensité rare
Pour ce faire, le chef s’impose des contraintes. Quand il réfléchit à un plat, il s’interdit d’ouvrir des livres de recettes ou de s’inspirer de la tradition… “J’évite aussi de trop regarder Instagram, les plats que les autres font, pour rester dans ma bulle”, avoue-t-il. Sa cuisine méditerranéenne, il l’imagine à base des produits de la terre et de la mer autour de lui. Comme avec cette superbe poutargue de Martigues, qu’il sert simplement tranchée en mise en bouche. Avec ces légumes des paysans locaux crus et cuits. Avec ces barbajuans monégasques, des raviolis frits farcis de bettes. Ou avec cet oursin au pain brûlé et agrumes, servi en accompagnement d’une salade de seiche marinée, fenouil et fleurs de coriandre.

Ou encore avec ce formidable artichaut épineux frit, garni de caviar Kristal, accompagné d’une saucisse aux anémones de mer pêchées à Saint-Raphaël. Là, on n’a pas une impression de déjà-vu ! La perfection technique s’allie à la gourmandise, à la générosité. Mais on est loin du classique plan-plan ; ça envoie du lourd côté saveurs, tout en étant parfaitement équilibré.

“L’idée, c’est que les assiettes soient des terrains de jeux où on allie gourmandise et découverte et que chaque cuillère ait une saveur différente… C’est pour ça, aussi, qu’on aime faire des plats plus généreux. C’est trop simple de faire une bouchée. Le plus difficile, c’est de faire un plat où tout doit se marier. Une bouchée ce n’est pas intéressant, ce n’est pas de la cuisine pour moi. La cuisine, c’est de la sauce, des assaisonnements, des cuissons… ”, revendique le Lyonnais.
Lorsqu’il vient au Louis XV, Alain Ducasse goûte les plats de Pilon… “Son palais est primordial pour moi, confie le chef. Je lui ai encore dit l’autre jour : j’aurai toujours besoin de votre palais, car il est unique au monde. C’est quelqu’un qui a fait je ne sais combien de fois le tour du monde, il a mangé dans tous les plus grands restaurants, il connaît toutes les cuisines. Il a une connaissance incroyable… Son retour sera toujours intéressant et ce sera toujours dans l’échange. La chance qu’on a, c’est qu’il nous fait confiance. Ça nous permet de nous exprimer, d’être plus identitaire dans notre cuisine.”
