Les deux saisons de “Kadeau” au Danemark
Ce 6 avril, alors que vient d’être hissé le drapeau danois signifiant la réouverture du restaurant “Kadeau” à Bornholm, retour sur une expérience hivernale au “Kadeau” de Copenhague…
Publié le 14-04-2023 à 10h59 - Mis à jour le 14-04-2023 à 11h22
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Sur la table de Kadeau à Copenhague, s’étalent des assiettes belles comme des tableaux, certaines contiennent des feuilles, d’autres des fleurs, d’autres encore des fruits, des légumes ou des graines… Kevin O’Donnell, un Irlandais de 29 ans, dynamique directeur de la recherche et développement chez Kadeau, nous explique que toutes ces merveilles de la nature sont les clous du spectacle du menu hivernal du restaurant doublement étoilé Kadeau à Copenhague. Elles proviennent toutes de Bornholm, une petite île danoise de la mer Baltique, au large de la côte sud de la Suède, où se trouve le cœur, l’essence même de Kadeau.
C’est là que tout est né… Un restaurant de plage sans prétention – à découvrir d’avril à septembre –, ouvert par trois amis originaires de l’île, Nicolai Nørregaard, Rasmus Kofoed et Magnus Kofoed. Recevant un peu par surprise une étoile Michelin, ils sont devenus l’un des porte-drapeaux de la philosophie de la cuisine nordique. C’est ici aussi que l’équipe cultive un jardin d’un hectare et pratique la cueillette sauvage…

Un goût de Bornholm
Parmi les découvertes du jour, on croque dans les pétales d’une jeune pomme de sapin noble (Nobilis) aux saveurs tropicales d’ananas – souvent utilisée dans les desserts chez Kadeau –, dans des graines de cerfeuil musqué au goût anisé ou dans des feuilles de cerisier très aromatiques… “On ne ramasse que ce qui est très aromatique, puis on fait des essais pour savoir comment préserver au mieux cet arôme. Certaines choses sont simplement préservées dans du sel, d’autres sont conservées sous vinaigre, on y ajoute du sel, du sucre… D’autres produits, assez peu, sont lacto-fermentés”, détaille O’Donnell.
Le chef Nicolai Nørregaard nous fait ensuite goûter une sélection d’huiles parfumées. Des infusions à froid ou à chaud (jamais au-dessus de 75°C) dans de l’huile de pépins de raisin. Certaines marquent les papilles plus que d’autres, comme cette huile de bois de cassis enivrante ou celle aromatisée aux feuilles de noyer, à l’étonnante saveur citronnée, ou encore cette délicieuse huile de feuilles de figuier. Des figuiers sur Bornholm ? C’est inattendu… Mais on nous explique que le climat y est assez chaud l’été…
En tout, l’équipe de Kadeau réalise une centaine d’huiles aromatisées, mais aussi des pickles, des sirops, des conserves, des fermentations… En tout, ce sont 7 à 9 tonnes de produits qui sont réalisés chaque année et stockés sur l’île.

Cueillette et jardinage
“Chaque année, nous essayons de trouver cinq à six nouveaux ingrédients ou de nouvelles méthodes pour les préserver. Mais bien entendu, nous ne cueillons pas tout… Si on veut qu’une plante revienne d’année en année, il faut laisser des fleurs… Et puis nous avons le jardin, où nous cultivons des choses que nous ne trouvons pas ailleurs : des fraises pas mûres, des fleurs de poireaux…”, explique Nicolai Nørregaard. Un jardin qui fait partie intégrante de la vie du restaurant. Ce sont les chefs eux-mêmes qui vont cueillir les légumes nécessaires au menu du jour sur l’île. “Ce qui est génial, c’est que les chefs qui cuisinent le repas de ce soir à Copenhague étaient peut-être à Bornholm l’année passée, qu’ils plantaient des végétaux, les préservaient. Et maintenant, ils sont ici, en hiver, pour les servir… ”, s’enthousiasme le chef danois.
Ces produits vinaigrés ou lacto-fermentés sont parfois hachés et mixés dans une préparation pour donner un arôme ou une acidité. “Un plat peut contenir dix ingrédients préservés. Imaginez tout le travail qu’il y a derrière !”, ajoute Kevin O’Donnell. On l’imagine bien… Comme on se dit que cela doit être d’une complexité extrême d’ajouter des centaines de nouvelles saveurs à sa bibliothèque gustative mentale…

La saison des conserves
En hiver, quand Kadeau Bornholm est fermé, c’est donc à Copenhague que les choses se passent, pour le menu Preservation (conservation). À travers l’utilisation des pickles, huiles, sirops…., dans une succession de seize petits plats, l’équipe donne du relief aux mornes produits de l’hiver et aux superbes poissons et coquillages des eaux froides de Norvège.

Ce peut-être ces tomates séchées, agrémentées brillamment de divers éléments préservés : cassis, graines de coriandre, baies de sureau immatures, graines de cerfeuil musqué… et surtout assaisonnées avec précision d’huile de bois de cassis. Les couleurs sont si vives, les saveurs si intenses, qu’on en oublierait presque qu’on est en hiver… Ce seront également des crevettes roses crues qui dansent avec des prunes fermentées, des noix et des pétales de rosier rugueux que l’on déniche sur les plages.
On aime aussi ce plat de courge, chair et graines, associée à du caviar Royal Belgian. Ou encore ce couteau cuit brièvement et présenté de manière spectaculaire, comme sur le trône de fer de Game of Thrones, mais qui a surtout une saveur très affirmée, grâce aux divers fruits pas mûrs (myrtilles, fraises…) et feuilles (shiso) qui l’assaisonnent. Jusqu’au dessert, une glace à la Saint-Jacques et son caramel au schnaps de coing, on ne joue pas ici un répertoire facile et commun. On crée une cuisine nordique identitaire, pleine d’aspérités, et sauvage…
- Kadeau** Copenhague. Ouvert toute l’année. Menu “Preservation season” d’octobre à mai. Menu “Growing season” le reste du temps. Menu env. 430€.
- Kadeau* Bornholm. Ouvert du 6 avril au 24 septembre 2023. Menu env. 300€.

Trois amis, deux restaurants
“Tout est né d’une amitié et d’un amour pour une île”, dit Rasmus Kofoed, l’un des fondateurs de Kadeau. Lui – rien à voir avec son homonyme danois, chef du restaurant Geranium à Copenhague – , Nicolai Nørregaard, et Magnus Kofoed ont grandi ensemble à Svaneke, un bourg de Bornholm. Ils cherchent un travail dans cette île danoise très touristique. C’est dans les restaurants, en salle, qu’ils font leurs premières armes. Ils travaillent ainsi ensemble pendant deux saisons dans un restaurant familial spécialisé dans les planke bøf, sorte de steak cuit en dessous d’une montagne de purée sur une planche en bois…
“Un jour, on a reçu 1200 clients pour le dîner. Un record ! La bouffe n’était pas très bonne, mais on a appris à travailler vite, à sourire et à offrir la meilleure expérience possible à nos clients”, se souvient Rasmus. Ensuite, les trois compères décident d’emménager à Copenhague. Là, ils travaillent chez Cofoco et découvrent une autre cuisine, celle d’un bistrot au très bon rapport qualité-prix. “C’est là qu’on a rencontré Thomas, qui est devenu notre chef pendant quatre ans quand on a ouvert Kadeau Bornholm en 2007”, raconte Kofoed.
Le trio commence en cuisinant des choses simples, avec la volonté de mettre en avant les produits de l’île… À Copenhague, ils démarrent en 2011 avec un petit restaurant dans le quartier de Vesterbro, avant de déménager dans un endroit plus grand, puis d’atterrir dans l’emblématique quartier de Christianshavn en 2015. La première étoile Michelin tombe après quatre mois seulement, celle de Bornholm en 2016. La seconde, à Copenhague, viendra en 2018.

Dans l’ombre du “Noma”
“On ignorait tout de la vague nordique qui semblait frapper le pays. On était au milieu de la nature à Bornholm, donc on a commencé à travailler avec cette nature. C’était notre culture !”, revendique Kofoed, qui explique qu’ils ont toujours fonctionné autour de deux saisons, celle des conserves et celle des récoltes. “Tout le monde connaît les saisons du Noma, et on va peut-être croire qu’on s’en est inspirés, mais on a toujours fait ça !”, ajoute-t-il.
Nicolai Nørregaard aussi a son mot à dire : “Bien sûr qu’on est sur les épaules du Noma. C’est mon restaurant préféré au monde ! Mais parfois, on a envie de sortir de l’ombre de son grand frère. On s’inspire mutuellement. Et parfois on doit taper du poing sur la table ! Car le Noma reçoit tous les lauriers, même si, parfois, tel ingrédient, telle technique viennent de Kadeau… C’est frustrant parfois !”
Les trois amis sont en tout cas bien décidés à passer à la vitesse supérieure… “On a commencé notre chemin vers les trois étoiles, mais à notre façon. Ça ne veut pas dire plus qu’on ajoutera plus de caviar, plus de services ou trois pairings de vins différents…”, conclut Rasmus Kofoed.
