Ceci n’est pas un dessert
Au restaurant deux étoiles “Coda” à Berlin, René Frank propose une expérience quasi inédite, en proposant tout un repas composé de desserts.
Publié le 24-05-2023 à 13h15
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Du chou en dessert ? C’est peut-être ce que vous aurez l’occasion de déguster chez Coda, restaurant doublement étoilé situé à Neukölln, quartier cosmolite dans le sud-est de Berlin, devenu l’un des spots les plus branchés de la capitale allemande. Un restaurant ouvert en 2016 par le chef René Frank et son associé Oliver Bischoff et qui propose une expérience nouvelle en Allemagne, un repas composé uniquement de desserts… Une proposition originale qui a su séduire le guide Michelin, puisque Coda a reçu un premier macaron en 2019, suivi d’un second l’année suivante. Tandis que René Frank a été élu “The World’s Best Pastry Chef” lors de la cérémonie des World’s 50 Best Restaurants, qui avait lieu à Londres en juillet 2022. Mi-février, on poussait la porte de ce restaurant pas comme les autres pour s’attabler avec le chef de 39 ans…

“Je suis chef, pas pâtissier”
René Frank est assis à une table au fond de la salle et la première chose qu’on remarque, c’est comment il a réussi à donner à ce bar de quartier une atmosphère plus raffinée, tout en lui conservant un caractère contemporain et minimaliste… On est ici dans un deux macarons, mais on n’y retrouvera pas les codes habituels, nappes ou service guindé.
À peine attablé, on évoque son parcours… “La pâtisserie, je l’ai apprise par moi-même ! Quand j’étais jeune, j’ai participé à de nombreux concours, que j’ai remportés et qui m’ont permis d’avoir pas mal de bourses d’études à l’étranger. C’est comme ça que je suis allé étudier au Culinary Institute of America à New York, à l’école d’Alain Ducasse et chez Lenôtre à Paris, au Japon, mais aussi en Espagne, où j’ai passé six mois à Barcelone et six mois au Pays Basque chez Akelare***. Mais j’ai surtout une formation de chef, pas de chef pâtissier ! ”, revendique René Frank.

C’est lorsqu’il devient le chef pâtissier de La Vie à Osnabrück (aujourd’hui fermé) pendant six ans qu’il se plonge à corps perdu dans la pâtisserie… “On a fini par décrocher les trois étoiles. Et pour moi le retour en arrière était impossible. Quand j’ai ouvert mon propre restaurant, cela devait être un restaurant consacré aux desserts !”, raconte Frank, qui n’a pourtant rien oublié des leçons apprises lorsqu’il était chef. Il traite ainsi ses desserts comme s’il s’agissait d’entrées ou de plats. En pensant d’abord aux produits qu’il utilise : bio, durables et de saison, bien avant ce qui prend souvent le pas dans les desserts, la présentation.
D’un bar à dessert à un restaurant
Lorsqu’on a goûté pour la première fois à l’expérience Coda, c’était en 2017. On avait plus alors affaire à un bar à desserts qu’à un véritable restaurant… On avait d’ailleurs choisi le second service, vers 22h, après avoir dîné ailleurs… Comme la plupart des gens, on était intrigué par le concept, tout en étant dubitatif… Pourtant, ce soir-là déjà, on avait été conquis par les desserts pointus et les cocktails précis de René Frank.
“On a commencé par 3, puis 5, puis 6 services…. Le problème, c’est que personne ne venait à 19h, car ils étaient obligés de prendre un 6 services en pensant qu’ils n’allaient pas pouvoir faire un repas complet. Pour être compris comme un restaurant, il nous fallait une étoile Michelin ! C’est arrivé en 2019. Après tout a fait sens ! Pour servir 7 ou 8 services à nos clients, on devait réduire le sucre et donc le pain, ne pas proposer des desserts lourds et gras, et travailler avec des éléments salés… La langue humaine a besoin des cinq saveurs ! Un menu sans umami ne pourra satisfaire le client, qui ira s’empiffrer de burgers et de kebabs après… Mais tout n’a pas été immédiat, l’évolution a pris plusieurs années… ”, confie René Frank, qui définitivement sauté le pas, en éliminant les deux services chez Coda, pour un unique service de 15 plats servis à partir de 19h. Il assume ainsi désormais complètement son statut de restaurant gastronomique.

Pas de sucre blanc ou de colorants
Premier service, premier étonnement. Deux petits bonbons en forme d’oursons arrivent sur une assiette. Sauf qu’ici, le sucre blanc a été remplacé par le sucre naturel de la betterave jaune et que ces bonbons ne contiennent pas de gélatine animale, ni de colorants. Délicieux et sain !
“Si on cuit des légumes-racines et qu’on les déshydrate, on obtient une texture qui ressemble à une pâte de fruit. Ce n’est pas une gelée, c’est la texture du légume ! Le sucre, c’est le sucre naturel de la betterave. En général, les pâtissiers utilisent beaucoup de produits industriels transformés : sucre blanc, purées de fruits, colorants, stabilisants… On veut utiliser des ingrédients frais et naturels, comme dans les meilleurs restaurants classiques. Et, ici, tout est 100 % maison. On fabrique même notre propre chocolat ! ”, explique le chef allemand, qui propose aussi un menu entièrement sans gluten, sans en faire la publicité, et réduit fortement le lactose dans ses créations. “Les gens mangent déjà suffisamment de gluten tous les jours, avec le pain du matin, les pâtisseries… Je pense que c’est mieux pour l’estomac et la digestion. On essaye aussi d’éviter un maximum les produits laitiers. Bien entendu, si on travaille du fromage ou du yaourt, on va chercher les meilleurs sur le marché… Mais si on a besoin de lait pour une crème ou une glace, on va utiliser du lait d’avoine ou de noix et, là encore on les fabrique nous-mêmes ! ”, revendique le pâtissier.
Pas de limites !
Chez Coda, on dégustera par exemple du chou de Savoie caramélisé, avec une combinaison intéressante de mascarpone, pamplemousse et thym. Un dessert plutôt salé que sucré. Mais aussi un cake à la patate douce où la matière grasse à été remplacée par du saindoux, un mélange sucré-salé d’algues dulses croustillantes, de cake aux noix, de réduction de prunes et de crème au beurre au miso. Et même, en plat signature, un bâtonnet glacé à la vanille-topinambour et noix de pécan, recouvert de caviar osciètre de chez Sturia, en Aquitaine…
La créativité bat son plein, les niveaux de sucres sont diablement maîtrisés et on est ébahi par la liberté dans le choix des ingrédients… “Si quelqu’un utilise des fraises pour une entrée, tout le monde va dire waouw ! Mais on pense qu’on ne peut pas utiliser tous les ingrédients dans les desserts… Pour moi, il n’y a pas de limites ! En Italie, en Grèce… on utilise des aubergines dans les desserts. Aux Philippines, ils font un champorado, un porridge de riz au chocolat servi avec des poissons séchés… En Espagne ou au Portugal, ils utilisent de la graisse de porc dans leurs gâteaux. En Turquie il y a un dessert de la période ottomane avec de la poitrine de poulet… ”, explique le voyageur René Frank, qui n’hésite pas à s’inspirer de ses découvertes. Comme lorsqu’il fait fermenter de l’amidon d’avoine avec du koji pour transformer l’amidon en sucre naturel. “C’est la technique traditionnelle japonaise pour faire de l’amazake. Avec ça, on réalise une glace à l’avoine. C’est le sucre le plus sain qui soit ! ”

Des cocktails de génie
Chez Coda, le pairing est obligatoire (avec ou sans alcool) et inclus dans le prix du menu, car les cocktails sont conçus en même temps que les plats. “Le cocktail doit avoir un taux d’alcool proche de celui du vin, entre 8 et 14 degrés. Sinon c’est trop avec des plats sucrés. On doit équilibrer la sucrosité avec le niveau d’alcool, l’acidité et ajouter un peu d’amertume”, explique René Frank.
Avec le barman français Adam Tudoret, le chef crée des cocktails d’une finesse et d’une précision folle ! Comme ce cocktail à base d’eau-de-vie à l’aneth, de poire et de Berliner Weisse “Kennedy”, de la microbrasserie berlinoise Schneeeule. Celui-ci fait merveille avec cette gaufre salée au fromage et poudre de kimchi. Ou ce cocktail mêlant sherry amontillado, mirin noir de 20 ans, soju au shiso, et saké vieillit en fût, pour accompagner ce fromage suisse recouvert de céleri- rave caramélisé et dans lequel est versée une gourmande émulsion de café et d’amande.

“On ne travaille qu’avec des petits artisans, pas des grosses boîtes ! Pour le whisky par exemple, on travaille avec Springbank, une des dernières distilleries familiales d’Écosse. Au bar, on applique la même philosophie qu’en cuisine”, précise le chef.
On revient de chez Coda avec l’impression que la frontière entre plat et dessert est plus ténue que jamais, et surtout avec le sentiment d’avoir fait une expérience de haut vol marquante. Et l’on se dit, aussi, que cette cuisine créative et étonnante, où poissons et viandes sont quasiment absents, pourrait bien être l’une des voies à emprunter dans le futur…
Rens. : www.coda-berlin.com
Menu 15 serv. avec cocktails 244€ (mardi-jeudi) et 274€ (vendredi-samedi).
