Une jeunesse vraiment sexuellement libérée?
La société occidentale d’aujourd’hui s’est autoproclamée sexuellement libérée. Mais en réalité, les jeunes semblent en être assez loin, à en croire Thérèse Hargot, sexologue. Entretien.
Publié le 14-02-2016 à 12h34 - Mis à jour le 14-02-2016 à 12h40
"Ce livre est un essai de société ", nous avertit d’emblée Thérèse Hargot, philosophe et sexologue intervenant notamment en milieu scolaire, qui vient de signer "Une jeunesse sexuellement libérée (ou presque)", (Albin Michel, 16 €). " C’est un regard que je porte sur la société occidentale d’aujourd’hui qui s’est autoproclamée sexuellement libérée. Ce livre a pour objectif de dévoiler les nouvelles normes, les nouveaux diktats, les nouvelles contraintes qui existent dans nos sociétés soi-disant libérées. Et montrer que cette libération n’a peut-être pas toujours lieu d’être. Cet ouvrage a donc aussi pour but de dénoncer une certaine hypocrisie par rapport à ces sujets, dont la sexualité où l’on se voile souvent la face ."
"Par cet essai", écrit-elle, "je veux simplement vous aider à regarder notre société par mes trois postes d’observation. Le premier est celui d’une jeune femme de 30 ans, épouse et mère de trois enfants. Le deuxième est celui d’une personne en charge de l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle des adolescents depuis plus de dix ans. Le troisième, enfin, se situe dans mon cabinet où des hommes et des femmes viennent me rencontrer pour me confier leur souffrance et se faire accompagner dans leurs épreuves de vie."
Du devoir de procréer à celui de jouir
De tous ces témoignages entendus, peut-on dire que les jeunes d’aujourd’hui sont sexuellement libérés ? "Ma réponse est clairement non !", rétorque Thérèse Hargot. "Non, dans la mesure où les normes qui étaient prescrites par l’institution religieuse ont été remplacées par des normes prescrites par l’industrie pornographique. Nous sommes passés du " il ne faut pas avoir de rapport sexuel avant le mariage" à une autre norme qui est "on doit avoir des relations sexuelles avant le mariage" . Pareil pour les impératifs : nous sommes passés du devoir de procréer au devoir de jouissance.
Sur différents enjeux, nous avons l’impression - en voyant ce que les jeunes disent - que c’est l’expression de leur liberté, mais ce n’est, en fait, que le fruit d’un conditionnement. Les jeunes sont formatés à vivre, à penser et à parler de la sexualité d’une certaine manière."
D’où le "(ou presque)" qui suit le titre du livre, "Une jeunesse sexuellement libérée" ? "En effet, on a l’impression qu’ils le sont, mais non… Il y avait en effet un plan, le projet de mai 68 étant que les jeunes aient plus de liberté dans leur vie personnelle, leur vie intime et sexuelle, ce qui est un beau projet, je trouve. Mais il n’a pas abouti comme on l’espérait."
Des jeunes sexuellement angoissés
Alors, s’ils ne sont pas sexuellement libérés, les jeunes sont-ils malgré tout aujourd’hui sexuellement heureux ? "Oh, non. Je dirais plutôt qu’ils sont sexuellement angoissés. Le sentiment qui domine beaucoup et qui est très perceptible est l’angoisse. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de questions existentielles (Qui suis-je ? Quelle est ma valeur ?) qui se jouent au travers de la question sexuelle. Car la quête identitaire se joue en effet au travers des expériences sexuelles. C’est donc un lieu qui est très anxiogène. Il y a la peur de ne pas y arriver, la peur des maladies sexuellement transmissibles, la peur de tomber enceinte…" Alors, aujourd’hui, que souhaite Thérèse Hargot à sa progéniture, elle, la sexologue, auteur de ce livre et maman de trois enfants, les arrière-petits-enfants de la révolution sexuelle ? La réponse se trouve dans la conclusion de son livre : "Je sais ! Qu’on leur foute la paix avec le sexe ! "
Les jeunes et l’amour, et le sexe, et la pornographie, et le romantisme, et la pudeur, et la Saint Valentin…
A la sexologue et philosophe Thérèse Hargot, nous avons demandé d’exprimer en une ou deux phrases ce qui lui venait spontanément à l’esprit à l’énoncé de ces quelques mots.
Les jeunes et l’amour
"L’amour est aujourd’hui réduit à la question du sentiment amoureux. Quand je suis amoureux, cela veut dire que j’aime. Et si j’aime, cela veut dire que je peux être en couple. Une association est faite entre le sentiment amoureux, l’amour et le fait d’être en couple. Cela peut paraître très beau, tout mignon, fort romantique mais c’est en fait assez problématique car les choses se font et se défont très rapidement. On sait, nous, adultes, que le sentiment amoureux est quelque chose de fragile et que l’amour va bien au-delà de ce qui est juste ce que l’on ressent pour l’autre".
Les jeunes et le sexe
"On peut dire aujourd’hui que l’on "fait du sexe." C’est devenu une activité comme, à la limite, on fait du sport. Les jeunes utilisent souvent cette expression "faire du sexe sans sentiment"; ils pensent que l’on pourrait séparer le corps de notre intériorité, de nos émotions. Cette pensée-là est évidemment véhiculée par la pornographie qui est consommée très jeune."
Les jeunes et la pornographie
"C’est un lien de dépendance qui s’installe extrêmement tôt, parce que ces images pornographiques ont été imposées à un esprit qui n’en a pas du tout formulé le consentement; ils peuvent tomber dessus sans en avoir eu l’envie à la faveur d’un pop-up, d’un téléchargement… Ces images sont aujourd’hui ultra-accessibles sur Internet. Qu’on surprenne des élèves en train de regarder des vidéos pornographiques sur leur smartphone pendant les cours est une situation désormais classique. Aujourd’hui, la pornographie va souvent être le premier vecteur par lequel les jeunes et même des enfants de 9-10 ans rentrent dans la sexualité. La pornographie a donc un impact considérable sur la sexualité des jeunes."
Les jeunes et le romantisme
"Ils sont très romantiques, paradoxalement et par rapport à la pornographie qui prend énormément de place. Ou disons plus exactement qu’ils le sont dans la mesure où ils accordent énormément d’importance au sentiment amoureux. Il y a un effet de vase communiquant : on a désacralisé la sexualité, le corps, qui en est réduit à son aspect mécanique et technique et l’on a survalorisé les sentiments. Par contre, pour le romantisme qui se placerait dans une phase de séduction, d’attente, de découverte…, cela n’existe quasiment plus en raison des réseaux sociaux, des applications de rencontre utilisées par les jeunes. Ils sont tout de suite dans - excusez-moi l’expression - le "plan cul."
Les jeunes et la pudeur
"Il n’y a plus de pudeur car il n’y a plus de frontière entre l’intime et le public. Leur vie personnelle intime est exposée au grand public via Internet, qui a modifié le rapport à la pudeur."
Les jeunes et la Saint-Valentin
"La Saint-Valentin est la fête des amoureux et aussi des couples. Or, les jeunes ont très envie de se mettre en couple, paradoxalement alors qu’ils ont vu divorcer la moitié de leurs parents. La Saint-Valentin est le moment où ils se disent : "je suis avec quelqu’un et non célibataire", ce qui est craint et mal accepté dans nos sociétés. Donc, la Saint-Valentin, on peut trouver cela très mignon, mais je pense aussi que cela met une sacrée pression sur ces jeunes couples."