"Le pervers narcissique possède une intelligence de guerre qui fait mourir sa victime à petit feu"
- Publié le 10-03-2018 à 11h43
- Mis à jour le 09-05-2018 à 12h05
Christine Calonne est psychothérapeute et, depuis 2000, elle s'est intéressée de plus près aux troubles pervers, et précisément à la perversion narcissique. Elle a déjà signé, en 2005, "Les violences du pouvoir", ouvrage dans lequel elle abordait la perversion sous l'angle familial, sous l'angle de la personnalité, et sous l'angle de la société.
"J'ai accompagné de victimes de pervers narcissiques qui ont subi des violences physiques et mentales. J'ai voulu différencier les formes de violence : celles des pervers narcissiques, des narcissiques, des personnalités borderlines également, et des pervers tout court. Ce sont des formes de violences différentes et on a tendance à tout ramasser dans l'expression 'pervers narcissiques'."
Christine Calonne rappelle aussi que l'appellation est, à notre époque, utilisée à tort et à travers. "Le mot est tourné en dérision, car on met toutes les choses dans cette terminologie mal comprise."
Christine Calonne est l'Invitée du samedi de LaLibre.be.

I. Qui est le pervers narcissique
Vous affirmez que le pervers narcissique porte "un masque de séduction". Est-ce à dire qu'il est difficile à démasquer ?
Tout à fait. C'est quelqu'un qui vous dit tout ce que vous avez envie d'entendre. Il est caméléon : il entre dans votre personnalité, sent les codes non verbaux de votre communication et, par extension, vos failles.
Est-il intelligent ?
Il a du flair. Il repère tout de suite ce qui ne va pas chez vous. Ainsi, il sait sur quel bouton pousser pour vous faire exploser, pour vous amadouer ou susciter votre empathie. Et ce, pour mieux vous manipuler. Mais ce n'est pas une intelligence créatrice qu'il possède, c'est une intelligence de guerre.
Selon vous, "le pervers narcissique paraît trop parfait pour être vrai". Est-ce une manière de l'identifier ?
Quand on me demande comment on peut le repérer alors que c'est un être machiavélique, je réponds qu'au contact d'un pervers narcissique, on ressent forcément un malaise. Evidemment, l'un des problèmes consiste dans le fait que les victimes des pervers narcissiques sont souvent des gens qui ne s'écoutent pas et n'ont pas confiance en eux, et qui ne vont pas prendre le 'malaise ressenti' comme un signe. On a affaire à quelqu'un qui est faux, une personne qui va s'adapter, penser comme vous pour vous flatter, vous dire ce que vous avez envie d'entendre. Ce qui engendre une image trop parfaite. Cependant, on peut voir son manque de justesse, son esprit de façade, dès lors qu'on entre dans un dialogue avec le pervers narcissique. Car précisément, dans une discussion où vous n'êtes pas d'accord avec lui, la perfection se délite : le pervers narcissique perd sa maîtrise apparente.
Vous précisez que le pervers narcissique ne nie pas le réel mais l'altérité. On n'est pas du tout face à une personnalité démente ou détachée du réel. Au contraire, le pervers narcissique est tout à fait intégré à la société.
Soyons clairs. Les pervers narcissiques, on ne les retrouve pas en prison, ils sont dans la société, ils ne sont pas hors du cadre social. Précisément, cette intelligence stratégique qui est la leur, tel que gérer pour avoir le pouvoir, c'est tout le fonctionnement de notre société d'aujourd'hui.
Il est conscient de l’entreprise de destruction qu'il mène. Mais a-t-il des conflits intérieurs ?
Il n'a pas conscience de ses angoisses, de ses émotions. Tout cela est nié, mais il est conscient qu'il manipule et il est conscient de la manière dont il va manipuler le pouvoir pour obtenir ce qu'il désire.
Ce qui pose la question du déni chez le pervers narcissique.
Le déni est le socle des perversions en général. Et cela commence avec le déni de l'autre. Il ne peut pas supporter que l'autre ait des émotions, des désirs propres. Il est aussi dans le déni de la loi. Le pervers narcissique pense qu'il incarne la loi. Et même s'il finit par être coincé par la justice, il est psychiquement organisé pour toujours être dans le déni. Il est, enfin, dans le déni de la différence des générations. Pour lui, sa famille, son mari/sa femme, ses enfants, font fait partie de lui. L'enfant va être utilisé comme pseudo-conjoint. Souvent, autour du pervers narcissique, il va y avoir des problèmes d'inceste ou d'"incestuel" (Ndlr : l'enfant aura l'impression qu'il est dans le prolongement de son parent, qu'il n'a pas d'existence propre).
Il choisit sa proie, va accroître son sentiment de puissance en exerçant sur elle une séduction narcissique. Une fois qu'il l'a séduite, "il l'envahit et l'isole, (...) il la vide de sa substance, de sa vitalité. Si sa proie se révolte, il la détruit. Une fois la proie épuisée, il la jette", écrivez-vous. Le pervers narcissique va avoir plusieurs victimes dans sa vie.
C'est aussi pour cela qu'il faut d'abord comprendre un pervers narcissique, le repérer, pour s'en protéger. Car c'est un individu dangereux et qui met en cause la survie. Beaucoup de victimes de pervers narcissiques se suicident. La violence perverse fait mourir à petit feu. Précisons que la victime n'a pas forcément conscience d'être en danger. Beaucoup de victimes viennent jusqu'à moi parce que leur entourage s'est inquiété d'un changement de comportement, d'une déprime qui s'installe, d'un vide qui se crée autour de la personne...
Vous insistez donc sur l'importance du tiers qui aide et qui prévient ?
Le tiers va aider la victime à sortir de cette relation fusionnelle. Car le pervers narcissique est extrêmement fascinant, il sait séduire ses victimes qui sont souvent des gens qui ont une faible estime de soi. En créant cette relation fusionnelle où les "victimes" sont d'abord belles et intelligentes, c'est comme une drogue... Ensuite, vous ne pouvez plus vous passer de cette relation fusionnelle. Et la victime a besoin de sa dose... que le pervers narcissique sait lui distiller à dessein. Et puis, d'un coup, sans prévenir, il prive affectivement sa victime, et entame son discours de destruction... Notez bien que l'on parle effectivement de "séduction", mais il ne s'agit en aucun cas de séduction amoureuse, car dans la séduction amoureuse il y a du désir. Or, là ce n'est pas le cas, puisque l'autre n'existe pas. Le pervers narcissique n'a pas de désir. Il n'a tout simplement pas d'amour.

II. Les origines de la perversion narcissique
Comment devient-on pervers narcissique ?
Toute personne maltraitante est une personne qui a été maltraitée. On ne naît pas pervers. C'est un phénomène de déshumanisation qui se transmet de génération en génération. Et comme ces personnes ne sont pas aidées, elles s'identifient à leur agresseur. C'est le syndrome de Stockholm. Pour être protégé, il faut devenir soi-même violent. Dans le syndrome de Stockholm, il n'y pas seulement une acceptation de la violence de son agresseur mais une copie de son modèle, c'est devenir soi-même l'agresseur. Et c'est donc ce cercle vicieux qui reproduit la perversion narcissique de génération en génération.
Ce qui pose donc la question de la responsabilité... Parce que la perversion narcissique est quelque chose de l'ordre de la reproduction familiale. Le pervers narcissique est-il responsable de son comportement ?
Bien sûr. Selon moi, le pervers narcissique fait le choix d'être ainsi au monde ; il peut réviser son choix, ce qui n'est en rien comparable au trouble qui touche les schizophrènes ou le paranoïaques délirants.

III. Un mal de notre siècle ?
Vous dites aussi que l'actuel milieu du travail favorise particulièrement le comportement des pervers narcissiques... La société crée même un terreau favorable au développement de la perversion narcissique.
Tout à fait. Que véhicule-t-on comme idée, à notre époque, en matière de valeurs ? Ce qui prédomine, c'est la loi du marché et, associé à cela, un monde de consommation. On consomme des objets. Et de plus en plus, les humains sont ramenés à un statut d'objet. Le lien affectif et social en est altéré. Quant à la loi du marché, c'est celle qui cherche à ce que tout soit rentable à tout prix, à être le meilleur, voire à écraser les autres pour y arriver. Et si on n'y arrive pas, on ne survivra pas. Dans cet état de guerre psychologique, c'est la loi du plus fort qui gagne, c'est la loi que suit le pervers narcissique.
A vous entendre, on est dans une société malade du pouvoir. Quel est le remède ?
C'est l'amour. Mais on butte sur la définition. Et, curieusement, c'est quelque chose qui n'est plus enseigné, comme si l'important dans la vie était de réussir, briller, être reconnu. L'amour n'est pas mis en valeur, il n'est pas du tout au premier plan dans notre société. Mais qu'est-ce donc au final ? L'amour, c'est précisément cette reconnaissance de l'autre dans laquelle le pervers n'est plus. Reconnaître l'autre dans sa différence, avoir de l'empathie pour lui, démontrer son affection... L'amour, ça se sent et ça se voit.
-->A lire, “Les pervers narcissiques, 100 questions/réponses”, aux éditions Ellipses, 14 € env.