"T'as tes règles ou quoi ?" Une question habituelle qui infériorise le féminin
- Publié le 24-03-2017 à 16h45
- Mis à jour le 24-03-2017 à 16h46
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Aurélia Mardon est sociologue. Elle s’est penchée sur ce phénomène qui touche 50 % de la population mondiale quelques jours par mois. Une chose, cependant, dont on ne parle pas.
Soit parce que c’est gênant. Soit parce qu’on croit qu’il n’y a rien à en dire. Et pourtant, l’analyse du phénomène en lui-même, la honte et le silence qu’il engendre, nous porte à y voir une lecture de l’état de la situation féminine actuelle.
On jette ce moment physiologique à la figure des femmes, comme si elles devaient en avoir honte. Notre phrase en intitulé le dit bien. C’est une insulte. Et pourtant, ce moment est constitutif de la nature féminine.
C’est une manifestation physiologique qui renvoie à un pouvoir : le pouvoir de donner la vie. Et même si c’est la manifestation du fait qu’il n’y a pas eu fertilisation, ce moment, symboliquement, renvoie à la fertilité.
Un événement naturel qui, cependant, est loin d’échapper au tabou social…
Précisément. Avec cette expression que vous décortiquez, on renvoie aux femmes l’idée que leurs règles rentreraient en compte dans la construction de leurs humeurs. Pour une partie des femmes, peut-être, en effet, que le fait d’avoir ses règles autorise à certains comportements du genre ‘j’en ai assez’. Mais si elles s’autorisent ce genre de réaction, c’est aussi parce que cet événement est construit comme une période difficile. De fait, elles sont peut-être aussi plus fatiguées (cf. notre papier sur la physiologie des règles, page 9).
Il faudrait insister sur le fait que le ressenti et l’expérience des menstruations sont divers, et ce, pour éviter la généralisation du phénomène tel qu’il est vécu et perçu…
Il y a une diversité d’expériences menstruelles sur laquelle on n’insiste jamais assez. Qui dépend beaucoup de la culture somatique, de la culture familiale du corps. Cela dépend de la manière dont, dans sa famille, on a appris à écouter son corps.
Si les effets sont personnels, l’expérience sociale des règles est vécue comme une honte de genre. Toutes les femmes sont concernées par le sentiment de la honte et le silence associé.
Il semble en effet qu’il y ait une honte universellement partagée. Il y a quelque chose qu’on rejette aux femmes en bloc. Même à celles qui ne s’en plaignent pas, mais dont on déplorerait le comportement - qui serait forcément lié aux règles (cf. aussi notre chronique page 11).
Ce tabou social est assez universellement partagé. Notre tour du monde des règles (page 8) ne dit pas autre chose.
Il y a très peu de sociétés qui valorisent les règles et le sang des règles. Les anthropologues le disent : les règles renvoient au pouvoir qu’ont les femmes de procréer, mais paradoxalement ce moment sert aussi à dévaloriser les femmes. Et les renvoie systématiquement à leur statut inférieur dans la société. On pourrait connoter les règles de façon positive… Après tout c’est le symbole de la fécondité, mais ce n’est pas du tout le cas.
Connaissez-vous des contre-exemples sociétaux où les règles ne sont pas vues négativement ?
Non pas vraiment. Certaines sociétés utilisent le sang des règles pour faire des remèdes. Mais la plupart du temps, les filles qui ont leurs règles sont éloignées du village pour ne pas souiller les lieux (cf. notre texte "autour du monde"). Dans une société d’Amérique du Nord, il existait néanmoins des "femmes à cœur d’homme" : les femmes ménopausées acquéraient un statut presque équivalent aux hommes, elles pouvaient devenir chefs de la tribu. La disparition des règles faisait d’elles des égaux des hommes.
La réaction masculine au phénomène est intéressante (cf. notre sondage auprès de vous lecteurs). De l’incompréhension à l’inintérêt, on finit toujours par lire que les femmes perdent les pédales à cette période-là. Comment pourrait-on qualifier ces réactions ?
Je dirais que ce sont des réactions stéréotypées. Qui consistent à penser que les humeurs des femmes sont liées à leurs hormones. C’est une conception stéréotypée du corps féminin, mais qu’on retrouve chez les femmes elles-mêmes. Que j’ai retrouvé au cours de mes recherches, chez les infirmières scolaires notamment, qui à propos des jeunes filles, disent qu’elles sont fragiles pendant cette "période".
On en fait une excuse sociale devant les tribunaux. Plus trivial mais habituel : certaines jeunes filles utilisent l’argument des ragnagnas pour sécher le cours de sport.
C’est comme si c’était une excuse légitime pour les femmes elles-mêmes. Comme si les femmes utilisaient l’argument de la nature…
C’est en quelque sorte se retourner contre son sexe. C’est donner foi à l’idée que le féminin est le sexe faible…
En tout cas, cela reproduit une vision très orientée du corps des femmes. Mais pour certaines femmes, c’est aussi le seul moyen de se faire entendre ! Cela veut dire "J’ai des circonstances atténuantes". Parce que les femmes ne sont pas écoutées sur d’autres plans.
On pourrait pourtant se servir, dans un genre similaire, d’argument du genre "j’ai pleins de taches domestiques". Les femmes pourraient dire cela mais ne le font pas parce que ce n’est pas une excuse "entendable" pour la société. Alors que la question des règles l’est, parce qu’elle renvoie les femmes à leur biologie et à leur nature.
C’est comme si les femmes, en utilisant cette excuse de cette période féminine, tendaient le bâton pour se faire battre…
Il faut avoir conscience de la réalité que vivent les femmes à cette période-là certes. Et, en même temps, ce n’est pas en utilisant cet argument-là qu’on va faire évoluer le discours sexiste. "T’as tes règles ou quoi ?", c’est une assignation, un étiquetage.
De la même façon qu’on renverrait les garçons à une forme d’immaturité ou à leurs pulsions… C’est une façon de construire le masculin et le féminin. Tant qu’on estimera que les hommes et les femmes sont différents, mais surtout qu’il y a une hiérarchie des sexes dans des domaines comme le travail, la carrière, la société va utiliser ce moment du féminin pour faire se reproduire la hiérarchie induite.
On lira pour compléter cet entretien l’article d’Aurélia Mardon, "Honte et dégoût dans la fabrication du féminin. L’apparition des menstrues" sur le site du Cairn.
(En photo : Des Suédois ont imaginé une chansonnette à vocation pédagogique, où des tampons s'agitent dans un petit théâtre du quotidien)