"La chirurgie esthétique est à la fois un asservissement aux normes et une arme de liberté"
Publié le 25-04-2018 à 11h58 - Mis à jour le 25-04-2018 à 11h59
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Dans son livre "Histoires plastiques", Isabelle Sarfati aborde la chirurgie esthétique sous différents aspects. Avec ses yeux de professionnelle quand elle fait face à des patientes qui veulent plus de seins, plus de fesses ou quand elle rencontre un joueur de poker professionnel qui a choisi d'avoir quatre testicules pour lui porter chance. Mais également en tant que patiente lorsqu'elle décide de subir plusieurs interventions.
"Tout est vrai", précise la chirurgienne plastique qui explique toutefois que son alter ego dans le livre est plus "haute en couleur" qu'elle ne l'est vraiment. "J'en ai fait une addict de la chirurgie plastique qui se fait tellement opérer qu'elle ne sait plus à quoi elle ressemblerait si elle ne s'était jamais fait opérer." "J'ai puisé l'inspiration de ce livre dans mon expérience de médecin et de consommatrice de chirurgie esthétique, puis j'ai imaginé, maquillé, romancé, caricaturé les situations". A travers des histoires parfois drôles, elle aborde sans complexe le domaine dans lequel elle travaille depuis une trentaine d'années maintenant.
Dans votre livre, vous décrivez la chirurgie esthétique comme une arme de liberté.
Notre corps est une interface avec le monde. Se sentir à l'aise dans ce corps et accepter d'être représenté par lui, c'est quelque chose qui me semble important. Prenons l'exemple d'une femme qui a une culotte de cheval et qui ne peut plus se regarder dans le miroir sans être déprimée. Le fait d'en souffrir et de ne pas être capable de s'aimer comme elle est est un asservissement aux normes, mais le fait de pouvoir y faire quelque chose et de "traiter ce complexe" est une arme de liberté. Ces transformations font parfois mal mais ce ne sont pas de grandes douleurs étant donné que la chirurgie esthétique est une chirurgie de surface.
Pourtant, la chirurgie esthétique ne peut pas tout "réparer".
Aucun chirurgien ne peut faire qu'un(e) patient(e) ne vieillira pas et n'aura aucune ride. De même, on ne pourra jamais effacer totalement une cicatrice détestée par le patient, on pourra seulement la rendre moins visible, plus supportable pour lui. On peut seulement corriger un peu ce que les patients considèrent comme des défauts et les aider à se sentir mieux. Certaines personnes ont l'intelligence de s'en contenter. On ne va pas changer les choses d'un coup de baguette magique.
Et ceux qui ne s'en contentent pas?
Certains patients ne se satisfont pas de leur opération. Ils veulent toujours plus, toujours mieux. Mais mieux que mieux, ce n'est pas toujours mieux. Ces gens-là deviennent des victimes de la chirurgie esthétique.
Donatella Versace, avant/après.
Que vous inspirent ces victimes de la chirurgie esthétique?
Je ressens un mélange de frayeur, de tendresse et de compassion. Je trouve cela effrayant car ce n'est objectivement pas joli mais ça raconte aussi l'histoire de quelqu'un qui a passé son temps à se faire gonfler, tirer, pour ne pas avoir de rides et qui perd de vue que ce n'est pas joli. C'est également choquant car ce sont souvent des images de parodie de la femme : des pommettes trop projetées, des seins trop volumineux, etc. Comme je l'explique dans le livre, je suis chirurgienne mais également patiente. J'ai donc de la tendresse et de la compassion pour les victimes de la chirurgie esthétique car je les vois comme mes frères et mes soeurs. Ces personnes préfèrent souvent ressembler à ce qu'elles sont aujourd'hui plutôt que de ressembler à ce qu'elles auraient pu être si elles n'avaient subi aucune intervention.
Un bon chirurgien esthétique doit refuser des patients?
Un chirurgien refuse des demandes dans son propre intérêt. Quand on voit arriver un patient un peu agressif avec une demande irréaliste, globalement, on ne va pas l'opérer. On sait qu'on arrivera pas à contenter cette personne et qu'elle sera furieuse après l'opération.
Donnez-vous votre avis quand les patients viennent vous voir?
Je peux dire à une patiente qui veut se faire poser de grosses prothèses mammaires qu'elle ne pourra plus acheter un haut et un bas de maillot de même taille, je peux lui expliquer les conséquences de son opération dans sa vie de tous les jours. Mais en aucun cas, je ne peux lui dire que, personnellement, je trouve que de trop grosses prothèses alourdissent la silhouette. Ce n'est pas à moi de faire la police des goûts. Je suis une technicienne, je dois faire au mieux dans l'intérêt de mes patients. Mon rôle n'est pas de décider ce qui est bien pour les autres, juste de les rendre heureux après l'opération.
Durant longtemps, Kylie Jenner avait nié s'être fait gonfler les lèvres... avant d'avouer.
Pourquoi certaines personnes n'assument pas avoir fait de la chirurgie esthétique?
Parce que la chirurgie esthétique, c'est un jeu avec la vérité et l'identité. Certaines femmes qui ont choisi une augmentation mammaire ont l'impression que si les autres savent qu'elles ont des prothèses, ils trouveront qu'elles ont de jolies prothèses, pas des jolis seins. Si tel est le cas, l'opération peut ne pas être réparatrice pour elles. Dans leur esprit, elles ont raison de mentir. Je comprends qu'elles ne disent pas la vérité, d'autant qu'elles ne sont pas obligées de la dire. Précisons aussi qu'il y a des patients qui assument le fait d'avoir fait de la chirurgie esthétique. Dans ces cas-là, cela devient une revendication.
Pensez-vous que la chirurgie plastique a une mauvaise image?
Elle a une image négative, une image de faiblesse. Une personne qui a eu recours à la chirurgie esthétique est vu comme quelqu'un de faible puisqu'il n'a pas été capable de s'assumer tel qu'il était. La chirurgie plastique a également une image bling-bling puisqu'on dépense de l'argent pour s'occuper de son corps.
Le grand public est généralement plus clément avec une personne qui succombe à la chirurgie esthétique après un cancer ou un accident.
Pourtant, c'est la même facette de notre métier. Lorsque les gens différencient les deux, c'est qu'ils valorisent l'injustice liée à la maladie ou l'accident par rapport à l'injustice des gènes. Une femme qui viendrait se faire augmenter les seins après un cancer a quelque chose de plus légitime à leurs yeux qu'une femme qui veut se faire augmenter les seins car elle en a peu. Mais est-ce vraiment le cas?
Isabelle Sarfati, Histoires plastiques, Editions Stock, 2018.