"Ce n'est pas parce qu'on force les gens à sourire qu'ils deviennent heureux"
Publié le 08-09-2018 à 11h54 - Mis à jour le 11-09-2018 à 09h35
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Le bonheur (apparemment), ça se travaille. C'est en tout cas l'adage des adeptes de la psychologie positive née aux Etats-Unis et qui a envahi le globe. On ne compte plus les livres, les applications sur le développement personnel et les coachs qui vont avec. Leurs conseils ? Tirer profit des situations compliquées, faire fi des émotions négatives, avoir le sourire... Autant de clés qui devraient mener tout un chacun au bonheur. Ce n'est pas l'avis du docteur en psychologie Edgar Cabanas qui vient de publier avec la sociologue Eva Illouz l'ouvrage Happycratie - Comment l'industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies. Dans cet essai, les deux chercheurs critiquent la méthodologie de cette "science du bonheur" qui boosterait dans certains cas, aussi, l'anxiété, le narcissisme et l'individualisme. Edgar Cabanas est l'Invité du samedi de LaLibre.be.
Pourquoi avoir décidé de vous pencher sur ce vaste sujet qu'est le bonheur ?
Cela fait dix ans que je travaille sur ce sujet. Le bonheur est présent dans toutes les sphères de la vie de tous les jours (politique, économie...) et pourtant c'est un phénomène pervers. A la genèse de cet ouvrage, notre objectif était d'analyser les raisons de ce phénomène et les conséquences qu'il peut avoir sur nos vies sans qu'on en soit forcément conscient.
Dans votre ouvrage, le nom de Martin Seligman revient souvent. Qui est cet homme à l'origine de l'émergence de la psychologie positive et donc de l'arrivée du mot "bonheur" dans nos vies?
C'est un éminent psychologue, à la base très connu pour son travail sur l'impuissance apprise. A partir du moment où il est devenu président de l'Association américaine de psychologie (APA), en 1998, la psychologie positive s'est développée. Il a changé le paradigme de la psychologie qui serait désormais en charge de dire aux gens comment construire leur succès. Depuis, la psychologie ne doit plus s'adresser uniquement aux gens malades, à ceux qui ont des problèmes, mais à tout le monde. Seligman et d'autres ont convaincu différentes organisations de les financer. C'est ce qui leur a permis de construire un nouveau champ de la psychologie et de le vendre alors que c'était totalement nouveau et pas prouvé.
Les psychologues du bonheur mesurent le bonheur via des questionnaires. Vous contestez ces méthodes ?
Rien n'a été prouvé scientifiquement. Premièrement, parce qu'il n'y a pas de consensus théorique sur ce qu'est le bonheur. Et puis, qu'est-ce que cela signifie par exemple d'affirmer que tu te situes à 8 sur 10 l'échelle du bonheur et moi à 10 sur 10 ? Comment peut-on comparer ces deux notes ? Comment peut-on savoir que ton 8 sur 10 signifie la même chose que mon 10 sur 10 ? Les partisans de la psychologie positive disent qu'il n'y a pas d'influence culturelle sur le bonheur. Un score de 7 atteint en Irlande peut-il être considéré comme supérieur ou inférieur à un de 6 atteint au Cambodge et à un de 8 atteint en Chine ? Ils considèrent que le bonheur n'est que psychologique (cognitif, émotionnel). Le bonheur n'aurait rien à voir avec votre classe, votre sexe, votre histoire, votre culture...
Cette "injonction" au bonheur ferait de nous de véritables "happycondriaques" ?
Ce terme englobe l'idée que nous sommes obsédés par notre propre vie. On poursuit le bonheur mais on ne sait pas comment l'atteindre et quand nous allons y parvenir. On cherche constamment de nouveaux moyens, des nouveaux produits qui vont nous rendre heureux. Cela engendre du stress. De même, cette notion de "bonheur" n'est pas conceptualisée socialement mais d'un point de vue très individualiste et donc très focalisée sur nos propres pensées, nos propres émotions, nos propres besoins... Des études montrent des liens qui existent entre la recherche du bonheur et le narcissisme car essayer d'être meilleur, avoir du succès, c'est se focaliser sur "moi, moi, moi".
Dès lors, l'échec, le fait de se sentir malheureux, est d'autant plus difficile à gérer ?
Celui qui souffre doit gérer deux problèmes. En plus de la souffrance, il doit supporter l'idée qu'il se sent responsable de ce malheur et qu'il pourrait faire autre chose pour surmonter cette souffrance.
La multinationale Coca-Cola a créé un Happiness Institute. De même que dans certaines entreprises, il existe un Chief Happiness Officer chargé de s'occuper du bonheur des salariés. En principe, on peut se dire que c'est bien, non ?
Coca-Cola, Google, Apple... sont depuis longtemps intéressées par les techniques qui peuvent améliorer la productivité de leurs employés. Leur objectif, c'est de les rendre heureux pour qu'ils produisent plus. Ces techniques promettent cela. S'ils sont heureux, ils vont adhérer plus facilement à la culture d'entreprise, ils vont coûter moins cher. Sauf qu'au lieu d'essayer de trouver des solutions pour améliorer les conditions de travail, ils se focalisent sur les techniques qui vont leur apprendre à gérer leurs émotions, le stress, interagir avec les collègues. Rien ne prouve que ces techniques ont un impact positif sur le bonheur des travailleurs. C'est d'ailleurs très coûteux d'un point de vue psychologique pour les travailleurs.
Dans quel sens ?
Une étude a montré que le fait pour les hôtesses et les stewards de sourire constamment, cela leur coûtait psychologiquement. C'est une partie du rôle de certains jobs, mais cela ne veut pas dire que c'est bon pour les salariés. Ce n'est pas parce qu'on force les gens à sourire qu'ils deviennent heureux.
Vous ne pensez pas que certaines méthodes puissent vraiment aider les gens à aller mieux ?
Ces techniques sont vendues car elles promettent qu'elles fonctionnent. Sinon, les gens ne les achèteraient pas. Tous les coachs et les thérapeutes vont affirmer que ce qu'ils veulent, c'est aider les gens. Bien sûr qu'aider les gens, c'est bien, mais on doit analyser si cela les aide vraiment. On doit analyser si cela fonctionne pour tout le monde ou seulement pour certains. Peut-être que ça aide des travailleurs, dans certaines organisations, mais pas tout le monde. Les psychologues de la science du bonheur le prétendent mais ça n'a pas été prouvé. Et, pourtant, il est devenu impératif pour tous de suivre cette ligne directrice...