Topless à la plage : pourquoi cette pratique est tombée en désuétude
Une étude de l’Ifop confirme le large désintérêt des Françaises pour cette pratique prisée dans les années 70. Pour des raisons sociétales, parfois sanitaires. Mais c’est aussi que le regard a changé, assimilant de plus en plus le monokini à une démarche naturiste.
Publié le 26-08-2021 à 15h01
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«Seins nus : les Français sont pour !» titrait l'Express en 1975. Ce temps est désormais révolu. L'époque où des grappes de poitrines s'étalaient sur les plages de France, de Dunkerque à Ramatuelle, semble désormais très lointaine : une enquête de l'Ifop réalisée auprès de 1 510 femmes et rendue publique ce jeudi (1) indique que les Françaises sont de moins en moins nombreuses à s'adonner à cette pratique.
Chez les 18-49 ans, elles ne sont en effet désormais que 16 % à pratiquer le topless, contre 43 % en 1984. Il semble y avoir là un effet générationnel : les moins de 25 ans ne sont que 15 % à le pratiquer actuellement, alors que les 50-64 ans sont les plus nombreuses dans leur classe d’âge (23 %). Il s’agit donc de ces femmes qui ont tombé le haut dans les années 70 ou 80 et qui n’ont jamais cessé depuis.
Pourquoi, aujourd’hui, cette pratique est-elle tombée en désuétude ? L’étude, qui s’intéresse particulièrement aux réticences des femmes, indique que près d’une personne interrogée sur deux dit avoir déjà été victime de harcèlement ou d’atteinte sexuelle sur la plage ou dans un autre lieu dédié à la baignade. Dans 4 cas sur 10, elles indiquent subir des exhibitions forcées, des menaces à caractère sexuel ou bien des attouchements. Quand elles ne sont pas importunées, elles craignent des remarques désobligeantes sur leur physique. Une Française sur 6 aurait déjà été confrontée à un ou plusieurs commentaires sur son corps à la plage. Certaines ont été contraintes de mettre en place des stratégies d’évitement (39 %) : elles cachent davantage leurs corps, ne prennent pas le risque de se rendre seules sur les plages et vont même jusqu’à renoncer à la baignade (22 %).
Mais le harcèlement sexuel et les remarques déplacées existaient déjà il y a quarante ans ; d’autres facteurs expliquent donc les réticences des femmes à baisser le haut du maillot. Les différentes campagnes de sensibilisation contre les cancers de la peau et celui du sein ont eu un impact dans la relation qu’elles entretiennent avec leurs corps. Plus d’une sur deux craint les risques du topless pour la santé.
«Il est vrai que les seins sont moins régulièrement exposés au soleil que les bras, par exemple, et sont donc plus sensibles aux coups de soleil», commence Mahtab Samimi, dermatologue au CHU de Tours. Pour elle, toute exposition intentionnelle et prolongée est nocive et doit être évitée. Reste que les seins ne sont pas plus à risque que le reste du corps. Ce que confirme Adriana Langer, radiologue à l'Institut Curie, spécialiste du cancer du sein : «La seule exception serait pour celles qui suivent une radiothérapie après un cancer et qui doivent impérativement les protéger.» Pour les autres, aucune raison sanitaire ne justifie de protéger davantage sa poitrine que le reste de son corps.
Normes de beauté
Quant à celles qui tombent le haut, pour quelles raisons le font-elles ? Maya, 21 ans, a décidé de s'y mettre lorsqu'elle est arrivée à Marseille il y a trois ans. Elle y voit une façon d'accepter son corps, elle qui, ayant grandi loin de la plage, n'avait pas l'habitude de l'exposer. C'est d'abord l'effet de groupe qui l'a poussée à essayer. «Voir mes amies le faire de façon décomplexée m'a vraiment donné envie de m'y mettre. J'en avais marre des marques de bronzage.» Surtout, Maya s'inscrit dans une démarche naturiste. «Je ne voulais plus voir mon corps comme un objet de désir. Faire du topless, notamment lors de baignades, m'a aidée car j'ai découvert que mon corps n'était pas fait pour être beau, mais avant tout pour être fonctionnel.»
Pour les plus jeunes, dénuder sa poitrine symbolise souvent une nouvelle relation avec son corps. Manon, 25 ans, a mis deux ans avant de pratiquer régulièrement le topless : «Je suis complètement à l'aise avec la pratique seulement depuis cette année, et je pense que c'est parce que j'ai pris davantage confiance en moi récemment.» Même chose pour Millie, 28 ans, qui raconte qu'elle n'avait jamais pensé à le faire avant de se sentir vraiment bien dans sa peau. L'enquête de l'Ifop confirme ces constats : ce sont généralement les femmes qui se trouvent belles, avec une haute estime d'elles-mêmes, qui pratiquent le plus de topless (37 %, contre 9 % des femmes qui ne se trouvent pas jolies).
Il faut dire que les femmes seins nus sur la plage correspondent souvent aux normes de beauté françaises. Celles qui pratiquent le plus le topless ont un IMC dit «normal», contre moitié moins de femmes en situation d'obésité. Leurs seins aussi sont dans les normes esthétiques : la taille de bonnet la plus recensée dans l'étude est le C, la plus commune chez les Françaises. Tolère-t-on davantage des corps féminins dénudés lorsqu'ils correspondent à la norme esthétique en vigueur ? Sans doute. En 1975, le maire RPR de Cassis (Bouches-du-Rhône) Gilbert Rastoin déclarait à Paris-Match : «Si le monokini fait fureur sur nos plages, je prendrai un arrêté définissant l'angle existant entre la poitrine et la verticale du corps. Si l'angle est suffisant, je tolérerai.»
Regards insistants
Noémie Aulombard est chercheuse spécialiste des questions de genre et de corps à l'ENS Lyon. Elle reconnaît : «La nudité féminine est un peu plus acceptée lorsqu'elle correspond à une imagerie sexualisante. Un corps de femme ne peut être montré que s'il correspond aux standards de beauté et à une féminité hypersexualisée auxquels l'imagerie publicitaire habitue notre regard.» Mais cela ne veut pas dire que seuls les corps conformes aux critères de beauté se dévêtissent sur la plage. Norah, Toulousaine de 18 ans en surpoids, pratique le topless depuis l'adolescence. Au fil du temps, la chose est devenue une revendication politique. Devant sa famille et ses amis, elle assume sa poitrine dénudée.
Pour elle comme pour beaucoup d'autres, le topless est apparu naturellement et très tôt. C'est aussi le cas de Véronique, 54 ans, qui explique se mettre seins nus sur la plage depuis ses 18 ans. «Cela ne m'a jamais dérangée, ce sont souvent les autres qui sont mal à l'aise. J'essaie de le faire avec discrétion.» Victoria, qui habite en bord de mer, avait 15 ans lorsqu'elle a commencé à se baigner seule, seins nus, pour se rafraîchir. Cette femme de 23 ans le fait désormais seulement dans les espaces peu fréquentés. Car toutes les femmes que nous avons interrogées estiment néanmoins être sur leurs gardes et disent avoir senti des regards insistants.
C'est pour éviter cela que Sacha, 22 ans, ne fait du topless qu'en privé, avec ses amis. Non binaire, iel ne peut pas aller à la plage sans penser à sa poitrine. Faire du topless pourrait l'exposer à des regards déplacés, à des jugements et des assignations. «En France, je ne pense pas qu'on soit assez déconstruits pour voir une personne seins nus sans se dire immédiatement que c'est une femme. Alors, en attendant, je me contente de le faire seulement en privé, lorsque je suis avec des amis de confiance qui ne vont pas me mégenrer.»
La baisse de popularité du topless s'accompagne de nombreux questionnements autour des seins dans l'espace public. Quand une militante Femen, Eloïse Bouton, est condamnée pour exhibition sexuelle en 2014 après avoir manifesté seins nus à Notre-Dame ; quand Instagram censure l'affiche du dernier film d'Almodóvar mettant en scène un téton ; quand une Berlinoise est expulsée d'un parc par la police pour y avoir fait du topless ou lorsqu'on reproche à des femmes d'allaiter en public, tous ces incidents indiquent la même chose : en 2021, les poitrines féminines sont loin d'être normalisées.
Les femmes sont-elles toutes égales sur la question du topless ? Des facteurs socioculturels entrent en jeu. Outre la question de la répartition géographique (plus de topless en région Paca et en Occitanie qu’en Bretagne ou dans les Hauts-de-France), l’Ifop observe en effet que moitié moins d’ouvrières sont adeptes de cette pratique par rapport aux cadres. En outre, les femmes aisées ont la possibilité de fréquenter des plages moins bondées, où elles sont plus à l’aise (dans les plages quasiment désertes, le pourcentage de femmes aux seins nus progresse d’ailleurs légèrement). Le topless d’aujourd’hui cristallise ainsi les inégalités sociales et culturelles dont sont victimes les femmes toute l’année.
Le magazine Elle avait beau claironner en 1972 qu'«en maillot de bain, pas de niveau social», c'est évidemment faux, comme l'écrit l'historien Christophe Granger (2) : «Rien ne dit mieux l'impérialisme de cette vision dominante que l'application des "dames" des magazines à faire des corps d'été l'emblème de toutes les égalités sociales. Oublieuses des conditions sociales et économiques particulières que réclame la maîtrise des techniques et des jeux corporels qu'elles prescrivent, elles n'ont de cesse de faire de l'été le moment d'une pure et simple démocratie des corps où, réduits à leur "langage naturel", les corps viendraient se rencontrer, se ressembler et se confondre comme par magie.»
Noémie Aulombard ne dit pas autre chose. «Les personnes qui pratiquent les seins nus sont celles qui peuvent le plus se détacher de cet imaginaire, notamment parce qu'elles sont issues d'un niveau social et culturel élevé», explique la chercheuse, qui conclut : «Les femmes ont intériorisé l'idée que c'était à elles de se défendre de l'imaginaire sexualisant que la société porte sur leurs corps, et non à ceux et celles qui les regardent de modifier leurs perceptions.»
(1) Etude Ifop pour Xcams Media réalisée par questionnaire auto-administré en ligne du 7 au 8 juillet 2021 auprès d’un échantillon de 1 510 femmes représentatif de la population féminine française âgée de 18 ans et plus.
(2) La Saison des apparences. Naissance des corps d'été de Christophe Granger (Anamosa, 2017).