Finie la télévision "traditionnelle"? Pas si vite…
Ce dimanche, c’est la journée mondiale de la télévision. Alors que les plateformes de streaming semblent avoir le vent en poupe, la télé "à l’ancienne" résiste. Comment va évoluer notre consommation télévisuelle ? On a interrogé trois des principaux concernés.
Publié le 20-11-2021 à 15h07 - Mis à jour le 20-11-2021 à 15h08
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Jusqu'à quand la télévision "traditionnelle" continuera-t-elle de "régner" dans nos foyers ? Cette question, Jean-Paul Philippot , administrateur général de la RTBF y a évidemment beaucoup pensé. "Ça fait plus de dix ans" , explique-t-il depuis un bureau de Reyers où il est en poste depuis 2002. Un déjeuner l'a beaucoup marqué. Un repas pris à trois avec Tony Mary ancien administrateur délégué de la VRT et Mark Thompson, ex-directeur de la BBC, devenu par la suite président-directeur général du New York Times entre 2012 et 2020. Vous l'aurez compris, pas un bleu… "Mark Thompson nous expliquait toutes les craintes pour lui, et la BBC, que lui inspirait l'arrivée de la télévision connectée. Et donc via Internet. Les prémices de l'OTT (over-the-top service ou service par contournement, NdlR) maintenant, les plateformes, etc. Je me souviens d'avoir quitté le déjeuner en me disant : Si la BBC et son patron y voient une vraie menace, c'est probablement que nous, qui sommes beaucoup plus petits, on est déjà morts."
"Inévitable numérisation"
Sous sa "coupe", la RTBF a donc commencé à se retrousser les manches pour s'attaquer à sa transition numérique. En créant, d'abord, un département distinct (RTBF Interactive) de la télévision et de la radio "qui n'était pas rentable au départ" , assure Jean-Paul Philippot. Le groupe public a ensuite imaginé la plateforme Auvio née en 2016, puis une offre 100 % digitale destinée à la génération Z (personnes nées entre 1995 et 2010) un an plus tard : Tarmac . C'était juste avant la mise en place du plan de transformation numérique en 2018 baptisé "Vision 2022". Le but affiché : faire en sorte que toute l'entreprise prenne davantage en compte le digital et s'adapte aux évolutions des habitudes de consommation médiatique. Aujourd'hui, les journalistes sont, par exemple, "touche-à-tout" en faisant aussi bien de la radio, de la télé ou du Web.
Même leitmotiv chez Arte qui essaie de rendre de plus en plus autonomes ses offres numériques, sur le Web et les réseaux sociaux. Cela passe par des écritures nouvelles et un changement de mentalité au sein des équipes. "C'est plus facile de ne pas s'intéresser aux écritures nouvelles, de penser que ce sont des trucs de gosses et que ce sont des modes qui passeront. Mon message aux équipes, c'est d'acquérir cette culture digitale et de se rendre compte du tournant. Il ne suffit plus de produire pour être vus, regardés, écoutés. Aujourd'hui, la manière de s'intéresser au public, d'adapter les contenus à ces publics et à ces plateformes est aussi importante que la production d'un contenu. C'est difficile, car il faut acquérir de nouvelles compétences. Il ne suffit pas de mettre un programme classique sur le Web pour qu'il fonctionne. Quand on veut être efficace sur Youtube, Twitch, TikTok, ou Instagram, il faut apprendre la manière dont cela fonctionne" , argumente Emmanuel Tourpe , ancien cadre de la RTBF, devenu directeur de la programmation et directeur adjoint des programmes d'Arte.
"Plusieurs manières de consommer"
Ainsi, les séries, les documentaires et les films, par exemple, sont regardés sur Arte.tv. Le compte Facebook de la chaîne accueille davantage les programmes courts, quand la série vulgarisatrice de sciences Le Vortex a été imaginée pour YouTube. "Aujourd'hui, environ 30 % de notre offre numérique n'a rien à voir avec la programmation télé. Il y a une inévitable numérisation de la consommation. Une tendance qui correspond à l'individualisme de l'époque qui fait qu'on préfère choisir un programme que de se le faire imposer. C'est inévitable. Notre offre numérique n'est pas la remorque de notre camion. Les réseaux sociaux et le Web, sont parmi les trois chevaux qui tirent la diligence. Le cheval "télé" n'étant qu'un des trois. Il faut que les médias se distribuent sur les trois canaux" , tance Emmanuel Tourpe.
Arte n’a jamais hésité à se jeter la tête la première dans le grand bain du numérique. Elle a même fait figure de pionnière dans le domaine de la télévision sur Internet. La plateforme de rattrapage (Arte+7) a vu le jour dès 2007, Arte Live Web, ancêtre d’Arte Concert diffusait des spectacles dès 2009.
Aujourd'hui, c'est Arte.tv qui héberge tous les contenus de la chaîne culturelle. Certains programmes diffusés à l'antenne sont désormais mis en ligne avant leur diffusion (preview) et sont disponibles pendant très longtemps après en replay. C'est le cas aussi le plus possible sur Auvio, et sur RTL, comme l'explique Sandrine Gobbesso , directrice de la télévision au sein du groupe privé. "Sur les grosses émissions, l'audience totale consommée en rattrapage peut aller jusqu'à 50 %. L'émission Les Marseillais, visionnée par beaucoup d'ados, par exemple, est autant vue en télévision sur un écran de télé sur Plug RTL, que via un ordinateur ou un smartphone sur RTLplay" , assure-t-elle en précisant que cette plateforme lancée en 2018 va bientôt atteindre deux millions d'utilisateurs.
Emmanuel Tourpe - comme Jean-Paul Philippot et Sandrine Gobbesso - ne croit pas, pour autant, que la télévision linéaire ("traditionnelle") va mourir en même temps que les "baby boomers" (les membres de la génération née entre 1945 et 1965). Pour lui, la consommation télévisuelle n'est pas qu'une question d'âge et il faut sortir de la dichotomie qui dit : les jeunes sont sur Internet et les plus âgés sur la télé. Plus que les années célébrées, c'est davantage une question de psychologie. "D'un côté, il y a un public qui recherche des programmes, aime choisir, et avoir la liberté de les regarder quand ils le souhaitent. Ils sont très orientés à la consommation à la pièce. C'est majoritairement un public plus jeune, mais pas seulement. L'autre public est beaucoup moins dans la demande de contenus que dans la demande de relations. Un public qui aime bien qu'on le prenne par la main, qui aime bien que la télé soit un mode de présence, que le chef propose son menu plutôt que de le choisir à la carte. Ce qui explique que pendant le confinement, la durée de consommation télé a augmenté. Cette télévision avec des présentations, des horaires, est un type de psychologie qui ne va pas disparaître. Contrairement à ce qu'on pense. La plupart des études sur les "digital natives" (enfants du numérique, NdlR) montrent qu'en réalité, seul un jeune sur six est complètement délinéarisé. Plus on observe la consommation des jeunes adultes, et des jeunes, plus on se rend compte qu'il y a des groupes de consommation très différents, qu'il y a plusieurs manières de consommer les médias."
Un maître mot : la coopération
La diversité de l’offre télévisuelle a été accentuée par l’arrivée ces dernières années des mastodontes. Amazon Prime, Apple TV +, Netflix, Disney +, et bientôt HBO Max… La concurrence est féroce pour capter l’attention des spectateurs. En 2021, par exemple, Netflix, a annoncé son intention de dépenser 17 milliards de dollars (environ 15 milliards d’euros) dans ses productions.
Impossible, évidemment, pour les chaînes francophones de s'aligner… "On ne concurrence pas Netflix", assure Jean-Paul Philippot avant d'enchaîner. La radio et la télévision restent les médias du rassemblement. Des membres de la société, avec des origines, des attentes différentes, se retrouvent à partager principalement en direct un certain nombre de choses. On s'adresse à tout le monde. Là où les plateformes accumulent une somme d'individus qui ne se retrouvent jamais ensemble. Notre mandat éditorial est basé sur l'information locale, pluraliste, indépendante. Pas clivante. On a un mandat de création et de rayonnement de la créativité belge francophone. On a un mandat d'éveil et d'ouverture, et de curiosité. Ce n'est pas le mandat de Netflix ni de son algorithme. Vous êtes dans un genre, on va vous donner des contenus de ce genre-là. Son mandat n'est pas de promouvoir la créativité, l'héritage, les cultures belges francophones. Il y a un énorme barnum marketing quand ils engagent une ou deux actrices belges… Quand vous regardez le catalogue de Netflix, que vous gardez ce qu'il y a de Belge dans leur catalogue, si vous le comparez à celui d'Auvio, c'est la boîte de petits pois perdue au fond du dernier étal de l'hypermarché" , tacle l'administrateur de la RTBF qui envisage d'accroître les accords avec les autres groupes publics européens pour "contrer" les Américains : la BBC au Royaume-Uni, la RTS en Suisse, France Télévisions et consorts.
Et en France ?
Dans l'Hexagone, TF1, France Télévisions et M6 ont réussi à s'entendre pour lancer la plateforme de streaming payant (SVOD) Salto . Le but : mettre en commun des séries inédites, des avant-premières, des films, ou encore des documentaires. Le futur des acteurs belges et français, privés et publics, de l'audiovisuel passera, sans doute, par les coopérations. "On fait de nombreuses coproductions avec nos collègues flamands publics ou privés, avec nos collègues français, M6, TF1 ou France TV. On est très interconnectés. On s'achète des contenus mutuels, on se les partage. On est tour à tour les meilleurs amis et les pires ennemis. C'est toujours le concept des "frenemies", explique Sandrine Gobbesso. La meilleure illustration de ce mot-valise restant, sans doute, la série documentaire Soupçons : les dessous de l'affaire Wesphael que RTL-TVI avait coproduite avec Netflix.
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Comment imaginent-ils la "télé" du futur?
Jean-Paul Philippot (RTBF): " En 2030, ma conviction, c'est que la radio et la télé auront toujours une place nécessaire dans le quotidien de la société. On en aura besoin. Sans éléments communs, il n'y aura plus de société ou une société percluse de divisions, d'oppositions, etc. Est-ce que télé et la radio auront le même volume d'audience qu'aujourd'hui ? Je ne pense pas. Auront-ils toujours cet impact extrêmement puissant ? Je le crois. Des médias comme les nôtres, en 2030, seront des médias qui auront trouvé la manière d'articuler de manière vertueuse la nécessité des médias linéaires et la richesse, la personnalisation des plateformes numériques. On sera dans un modèle totalement hybride. Concernant l'horizon 2050, je ne pense pas qu'on aura une téléportation généralisée. Est-ce que ça passera par l'écran, l'hologramme, des lunettes ? Je n'en sais rien. Ce que je pense intimement c'est qu'il y aura des hommes et des femmes qui feront société, il y aura toujours de l'actualité, de la création et il continuera à y avoir des médias qui sont des entremetteurs. Ils utiliseront la puissance du son et de l'image animée pour être les transmetteurs. Je pense que la société attendra d'avoir des entremetteurs en qui elle peut avoir confiance. "
Emmanuel Tourpe (Arte): " L'évolution d'aujourd'hui va se prolonger lentement. À l'horizon 2030, je prolongerais bien le segment de droite qu'on connaît depuis quelques années. Les comportements numériques se seront généralisés et tout le monde maîtrisera la technologie. On va avoir probablement 30 à 40 % du public qui regardera la télévision et le reste de l'audience sera complètement numérique. On aura toujours une différence psychologique entre les types de publics. Je ne crois pas du tout à la disparition de l'écran familial et central. On aura des technologies d'écrans en 16K, on en sera, peut-être, même aux débuts de la télévision hologrammique. Est-ce que le projet de métavers (contraction de "méta" et "univers", chaque individu pourra créer un avatar numérique, et avoir des interactions sociales virtuelles à l'instar de nos interactions dans le monde "physique", NdlR) sera vraiment une révolution dans laquelle notre réalité quotidienne sera totalement virtualisée ou est-ce que ce sera un gadget à la manière du jeu Second Life ? C'est difficile à dire. Ce qui est sûr, c'est qu'un média qui miserait sur la disparition de la télévision se tromperait profondément. "
Sandrine Gobbesso (RTL): " Je ne pense absolument pas que la télévision va disparaître. Je pense que le tout va s'inscrire dans une belle complémentarité. L'un va enrichir l'autre et inversement. On n'a jamais eu d'aussi beaux postes de télévisions dans les salons. Personne n'est devin. La lisibilité de la société est très compliquée. Le gros défi de la télévision est d'être extrêmement agile dans ce qu'elle propose comme contenu, dans sa technologie, dans ses modèles de fonctionnement. On l'est déjà en Belgique francophone, car on est un petit pays et on a toujours dû être agile. Ce sera le gage de notre "survie". Je n'ai d'ailleurs pas envie de parler de survie car je pense qu'on n'est pas menacés. On doit trouver notre place dans un monde qui se recompose en permanence. "
La télé encore très présente dans les foyers
" Comment évolue l'utilisation de la télévision avec le développement des nouveaux modes de consommation des contenus audiovisuels en Belgique francophone ? " Cette question était la pierre angulaire de l'étude "Médias : attitudes et perceptions" (MAP) conduite par le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) en décembre 2020, en pleine crise sanitaire donc. La principale conclusion ressortant de cette étude, c'est que la télévision "à l'ancienne" serait loin d'être morte.
Au sein de leur ménage, 93,5 % des répondant(e)s ont déclaré, ainsi, disposer d’au moins un téléviseur. En outre, 72,3 % des répondants affirment regarder la télévision traditionnelle et 53,4 % disent la même chose pour la vidéo à la demande (VOD). Au contraire, 8,7 % des répondants affirment ne jamais regarder, ni la télévision, ni la vidéo à la demande. Parmi les personnes affirmant regarder la télévision, 81,6 % le font quotidiennement. Contre 37,7 % des répondants pour la VOD gratuite et 35,8 % des répondants pour la VOD payante.
L'étude "constate que la consommation de télévision augmente avec l'âge quand celle de la VOD diminue" . 2 200 individus représentatifs de la population résidant en Belgique francophone et âgée de 15 ans et plus, avaient répondu au questionnaire (la marge d'erreur est de 2,2 % selon le CSA).