Adidas/Puma. A coups de pompes
C’est d’abord une banale histoire de famille. Celle de deux frères que l’ambition et la rivalité vont conduire à se détester pour finalement se tourner le dos jusqu’à la mort. La guerre de la visibilité
Lionel Froissart
©Libération
Publié le 14-07-2009 à 00h00
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C’est d’abord une banale histoire de famille. Celle de deux frères que l’ambition et la rivalité vont conduire à se détester pour finalement se tourner le dos jusqu’à la mort. L’histoire d’Adolf et Rudolf Dassler, nés en Bavière au début du XXe siècle, et dont la rivalité se poursuit aujourd’hui sur tous les terrains de sport de la planète. Adidas contre Puma. Trois bandes blanches contre un félin stylisé. Retour sur une saga. Ces deux-là ne pouvaient pas échapper à leur destin. Fils d’un savetier réputé dans le sud de l’Allemagne, ils prirent sa succession et créèrent la société familiale Gebrüder Dassler en 1924, spécialisée dans la fabrique de chaussures légères. Dès les premières semaines de leur association, Adolf et Rudolf se font remarquer par leurs différences. "Adi" est un taiseux, obsédé du détail. Il peut passer des jours entiers dans les ateliers, concentré sur son ouvrage. Malgré son caractère renfermé, il semble évident qu’il est doté d’un cerveau en constante ébullition. C’est un pur créatif. En comparaison, "Rudi" aurait presque des allures de dilettante. Avenant et chaleureux, lui peut passer des heures en compagnie des quelques ouvriers de l’entreprise à discuter de tout et de rien. Et quand il est hors des murs de la Gebrüder Dassler, il n’a pas son pareil pour vanter les quelques produits qui sortent à petite cadence des lignes de fabrication. Et s’impose comme un commercial hors pair.
Car aussi surprenant que cela puisse paraître, au sortir de la Grande Guerre, conflit mondial qui a laissé l’économie du pays exsangue, ce sont surtout des chaussures destinées à la pratique du sport et aux activités de grand air qui ont le vent en poupe. A l’époque, Adolf Dassler imagine ses premières chaussures de sport équipées de pointes afin d’assurer les appuis lors des courses à pied. Et comme la pratique du football s’est déjà démocratisée, Adolf, qui ne manque pas d’idées, songe à des chaussures au cuir souple et léger mais dont les semelles seraient travaillées afin d’éviter les glissades sur les terrains en herbe, où se pratique le jeu de ballon. Rudolf, de son côté, fait connaître cette trouvaille aux équipes locales. Un début de succès qui incite les deux frères à quitter des locaux exigus pour prendre leurs aises dans une nouvelle usine, située sur l’une des rives de la rivière Aurach qui coupe la ville d’Herzogenaurach en deux. Une frontière naturelle qui prendra plus tard toute son importance dans la vie du clan Dassler.
L’Allemagne a certes perdu "sa" guerre. Toutefois, malgré le marasme économique et les dévaluations - le Reich Mark ne vaut plus rien -, sa puissance industrielle n’est pas tout à fait effondrée. Et surtout, un homme, Adolf Hitler, se fait fort de redresser la nation lorsqu’il s’impose à la tête du NSDAP, le Parti national socialiste des travailleurs allemands. Les frères Dassler, dont Fritz, le troisième de la fratrie, beaucoup moins impliqué dans l’expansion de l’entreprise familiale, ne sont pas insensibles aux rêves de grandeur retrouvée éructés par le leader nationaliste. Les trois hommes adhèrent comme un seul au mouvement. Un acte anodin à l’époque mais qui sera interprété tout autrement quelques années plus tard.
Pour Adolf Hitler, le sport est une aubaine. Il voit d’un œil intéressé se former les futurs bataillons d’hommes jeunes et sportifs, capable de "donner à la nation six millions de corps impeccablement entraînés d’un patriotisme fanatique et animés de l’esprit combattant le plus fervent", comme le rapporte Barbara Smit dans l’ouvrage de référence qu’elle vient de consacrer à la rivalité des frères Dassler (1). Malgré la morosité économique ambiante, les frères Dassler mesurent les profits que peut générer la ferveur nazie croissante. Les chaussures de sport font fureur. L’usine est chaque jour un peu trop petite et Rudolf parvient à convaincre son frère, plongé dans ses innovations, que l’avenir de l’entreprise passe par un développement de ses moyens de production.
Car une échéance capitale s’approche pour ce qui n’est déjà plus une petite société artisanale et familiale. Les Jeux olympiques de 1936 ont été attribués à la ville de Berlin et Hitler, désormais au pouvoir, hérite d’une vitrine de propagande inespérée. Le plaisir du Führer va toutefois être gâché par un de ces événements inattendus qui donnent tout leur sel au sport de haut niveau. Après s’être imposé sur l’épreuve reine du 100 mètres, l’athlète noir américain Jesse Owens remporte, le lendemain, un concours de saut en longueur devenu mythique, au nez et à la barbe d’un Allemand. Un affront que Hitler aurait boudé en quittant son siège - ce que Owens, finalement quatre fois médaillé d’or, a réfuté dans son autobiographie. Mais la plus belle performance de ces Jeux est sans doute à mettre au compte de Rudolf Dassler. Il réussit, dès sa première rencontre et alors qu’il ne parle pas un seul mot d’anglais, à convaincre le sprinter américain d’enfiler des chaussures fabriquées dans les ateliers de Herzogenaurach. Un coup de publicité fantastique et le début d’une méthode qui sera exploitée avec constance par les deux hommes.
Pourtant, aussi sûrement que les ventes de la société ne cessent de croître, les relations entre les deux frères se dégradent. La faconde braillarde de Rudolf indispose Adolf. Lequel exaspère son aîné par ses hésitations et son côté pinailleur, qui ralentit la croissance de l’entreprise. Un autre paramètre alourdit le climat familial : les deux hommes sont mariés à des femmes aux caractères radicalement différents, qui ne s’entendent pas plus que leurs époux. Si les deux frères se sont supportés jusqu’au milieu des années 1930, les tensions se radicalisent et ne peuvent déboucher que sur un clash.
L’avènement de la Seconde Guerre mondiale va accentuer cette fracture et creuser un insondable gouffre entre les deux familles. Les opinions de Rudolf Dassler, qui n’est pas franchement hostile aux idées de Hitler, exaspèrent un peu plus Adolf, qui ne va plus supporter l’obligation faite à son entreprise de participer à l’effort de guerre nazi. Malgré son rang d’officier, Adolf parvient même à se soustraire assez rapidement à la vie militaire en se faisant exempter. Il n’est plus mobilisable puisque jugé indispensable au bon fonctionnement de l’entreprise.
Rudolf, lui, s’est autoproclamé dirigeant de la fabrique de chaussures, prenant les décisions administratives et commerciales sans s’inquiéter de l’avis de son frère. Il pousse le zèle jusqu’à refuser l’embauche de deux enfants d’Adolf. Mais contrairement à ce dernier, il n’échappe pas à l’incorporation, ce qui l’éloigne des affaires.
La paix revenue, les deux frères sont un temps poursuivis pour leurs liens avec le régime nazi (Rudolf sera emprisonné jusqu’en 1946) et la famille entière se déchire. La rupture est désormais inéluctable. Les frères Rudolf et Adolf Dassler acceptent finalement de se séparer et divisent leur patrimoine. Une décision déchirante qui accentue un peu plus la rancoeur des deux hommes. L’aîné traverse à nouveau la rivière Aurach pour s’y installer avec femme et enfants. Adolf demeure à la tête de ce qui restait de l’usine Gebrüder Dassler, avec ses machines et des brevets. Les employés choisissent leur camp en leur âme et conscience.
Un même savoir-faire, mais deux entités. Comment prendre l’ascendant sur le nouveau concurrent ? Très vite, Adolf Dassler a l’idée de contracter son nom et son prénom pour créer la société Adidas. Son frère l’imita et opta pour Ruda, mais cette appellation sonne mal. Puma s’impose alors, présentant l’avantage d’être plus agréable à l’oreille et surtout parfaitement compréhensible dans de nombreuses langues. La marque Puma voit le jour en octobre 1948, tandis que le nom d’Adidas est officiellement déposé en mars 1949. C’est également à la fin de cette terrible décennie qu’apparaissent pour la première fois les trois bandes blanches, qui vont devenir le signe de reconnaissance des produits Adidas. Quant au fauve stylisé représentant un puma, il devient l’emblème de reconnaissance de la marque ennemie. Rudolf Dassler meurt en 1974; Adolf, quatre ans plus tard. Mais les marques Adidas et Puma continuent à se défier.
(1) Barbara Smit. Sport Business, la guerre des logos, Presses de la Cité. 445 pp.