Le monde sur ses pieds
On dit "faire tabouret" et celui ou celle qui en bénéficie est désigné comme un ou une tabouret. On vit certains courtisans de haute noblesse en commander la fabrication et les dépendances de Versailles en furent abondamment pourvues pour qu’on ne soit pas pris au dépourvu au cas où la faveur de faire tabouret serait accordée. De l'ascenseur au tapis, en passant par le rouge à lèvres et le cendrier, on vous raconte 14 objets moins familiers que l'on ne l'imagine.
Publié le 03-08-2009 à 00h00
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Le 17 avril 1670, Marie-Thérèse d’Autriche, reine de France, est en route pour la Bretagne. Passé le Maine, elle décide de faire un crochet par Vitré pour aller saluer Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, en son château des Rochers. La marquise, bien que prévenue tardivement de cet impromptu, accueille sa souveraine avec les honneurs nécessaires et lui propose de faire halte pour la nuit. Improvisé, le souper est néanmoins délicieux, mais la soirée n’est guère brillante et s’enlise en moult quiproquos de langage, la Reine, dix ans après son mariage avec Louis XIV, parlant toujours aussi mal le français, qui plus est avec l’épouvantable accent espagnol hérité de son enfance madrilène et dont elle n’a jamais réussi à se défaire.
Il faut aussi composer avec l’aréopage des moines castillans, des nains et autres créatures tordues qui l’accompagnent partout. La Reine, comme pour se distraire de sa disgrâce (la Marie n’est pas jolie, son portrait par Vélasquez en témoigne), la cerne de laideurs pires que la sienne. La lumière décline, on va tantôt moucher les bougies et faute de pouvoir briller de ses bons mots dont la subtilité réussit, au mieux, à écarquiller les yeux de ses hôtes, la Sévigné s’ennuie éperdument et allait même s’éteindre si un incident n’eut l’heur de la distraire au point qu’elle en fit ultérieurement le récit épistolaire à sa fille. Excentricité. Un des nabots de la Reine, surnommé par dérision "el Matador", s’approche de la souveraine un tabouret à la main. La Sévigné interprète le geste comme menaçant et croit un instant que le nain va en frapper la Reine. Que nenni ! Après avoir longuement scruté les atours de sa dame, "el Matador" plante son tabouret au plus près de l’ourlet de sa robe et ma foi, y assied son popotin, souverain.
La stupeur (c’est le mot qu’elle emploiera dans sa correspondance) saisit la Sévigné, redoublée de surprise à constater l’indifférence de l’entourage. L’étiquette voulait, en effet, qu’on ne s’assoie jamais en présence d’un souverain sans qu’il n’ait auparavant invité à le faire. Fâchée de ne pas comprendre cette entorse qui semble aller de soi au point que Marie-Thérèse flatte la nuque de son Matador comme celle d’un chat, - d’ailleurs, le voilà qui ronronne -, l’hôtesse s’informe de l’excentricité auprès d’un quidam de la suite. Qui lui apprend un nouvel usage dont la Sévigné, absente de la Cour depuis longtemps, ignorait tout. "El Matador" et son tabouret jouissent d’un privilège qui autorise à s’asseoir, en effet, sur un tabouret dans l’entourage des souverains et de certains princes du sang.
Par analogie entre l’objet et l’usage, on dit "faire tabouret" et celui ou celle qui en bénéficie est désigné comme un ou une tabouret. D’où, en ces années, la mode, voire l’anoblissement de cet étrange siège. On vit ainsi certains courtisans de haute noblesse en commander la fabrication aux menuisiers du faubourg Saint-Antoine et les dépendances de Versailles, où logeait la Cour, en furent bientôt abondamment pourvues jusqu’à contrarier la circulation dans les couloirs, pour qu’on ne soit pas pris au dépourvu au cas où la faveur de faire tabouret serait accordée.
La chronique rapporte que les ébénistes agréés, plus coutumiers du "chantournage" et autres placages de bois précieux, furent tout d’abord décontenancés et même furieux qu’on leur commande pareille banalité peu à même de faire briller leur talent. Au point qu’un début de protestation prit corps, désigné sous le nom de "révolte des tabourets", qui vit les ateliers parisiens fermés pour plusieurs jours. Mais la demande restant toujours aussi pressante et le Roi ayant froncé les sourcils, les affaires reprirent et les ébénistes se mirent au tabouret. On en fabriqua en acajou, myrte et bois de rose, certains en firent même des chefs-d’œuvre tout en rehauts de bronze doré. Le siège proprement dit délaissant le simple cannage ou la planche de bois rivalisa en coussinets moelleux et délicatement brodés.
Le tabouret revenait ainsi de très loin. Très précisément des étables où, rustique et pourvu d’un unique pied central, il servait à s’asseoir en un équilibre compliqué pour la traite des vaches. Glissé dans la ceinture, il répondait à la stricte définition d’un meuble puisque, facilement déplaçable, on pouvait l’emporter avec soi dans les prairies d’été et les alpages pour y soulager in situ qui la vache, qui la brebis.
Rond ou carré ? C’est une querelle aussi vieille que l’étymologie du mot (du vieux français "tabour", tambour) qui incline à penser que le tabouret ancestral est rond. Que le même mot tabour ait servi aussi à désigner une pelote à aiguilles laisse plus perplexe car on ne voit guère, sauf cas de perversité rare, qu’on ait envie de s’asseoir sur une telle pelote.
Autre abîme théorique, le nombre de ses pieds. Si le tabouret monopode n’est jamais sorti des cours de ferme, ses cousins plus domestiques ont toujours hésité entre le tripode et le quadripode. Sans que fut jamais prouvé que l’un ou l’autre système soit préférable pour la stabilité du tabouret. Cette hésitation est attestée dans deux des Scènes de la vie paysanne peintes en 1642 par Le Nain. Sur un des tableaux, le tabouret est à trépied, sur l’autre, c’est un carré canné.
Après la Révolution et tout au long du XIXe siècle, le tabouret, après sa fortune nobiliaire, connaît un vif regain dans les intérieurs bourgeois où il trouve une place de choix dans le déjà très encombré registre des petits meubles dit d’appoint, qui sont d’autant plus indispensables qu’ils ne servent à rien. Bien à l’aise entre la console, la crédence, la sellette et la non moins immarcescible petite table basse pour disposer des bibelots chinois, le tabouret règne bien qu’on ne s’y assoie jamais. A deux exceptions notables : le tabouret de piano dont l’assise est le couvercle d’un coffret où l’on serre les partitions; et le tabouret "à jupons", une invention liée à la vogue des robes à paniers ou vertugadins qui ne permettaient guère qu’on s’assied franchement sans risquer la brisure des armatures et partant l’éclisse de bois dans les fesses.
Certains couturiers imaginèrent ainsi pour leurs créations des tabourets incorporés qui, invisibles sous les jupes et maintenus par un habile système de courroies, permettaient aux élégantes d’être, quand elles le voulaient, discrètement assises alors qu’on les croyait debout. Gouffre. Mais l’âge d’or du tabouret est bel et bien le XXe siècle. D’abord relégué dans la catégorie infamante des meubles à cacher car synonymes de pauvreté, le tabouret explose à la vue et l’envie de tous quand, en 1968, le designer Henry Massonnet le conçoit en plastique et d’une forme dite tam-tam qui va bientôt s’écouler à des millions d’exemplaires.
Révolution : le tabouret est joli, coloré et très bon marché. Si le modèle tam-tam, près de quarante ans plus tard, est toujours un succès, d’autres créateurs de meubles vont s’y asseoir et notamment l’inévitable Philippe Starck pour un modèle la Bohème qui évoque plus l’amphore grecque que le tabouret d’antan. Et le mouvement ne fait que croître : exiguïté des logements aidant, les designers voient des tabourets partout, de toutes les formes, de toutes les matières (zinc, aluminium, céramique) et pour tous les usages (salle de bains, cuisine), toujours par Starck, un étrange tabouret à ordinateur que l’on chevauche à genoux, induisant ainsi une position à hauteur d’homme qui lui vaut le sobriquet de "tabouret à pipes".
Cette pléthore contemporaine suscite un nouveau gouffre métaphysique : quand un tabouret cesse-t-il de l’être ? Lorsque ses formes évoquent plus l’architecture que le mobilier ? Lorsqu’un début de dossier induit un devenir chaise ? Quand ses pieds grimpent au point que les jambes ne touchent plus le sol ? Quand un piston permet d’en régler la hauteur ? A l’école de la vogue, consistant à métamorphoser les rebuts de la déchetterie en meubles tendance, tout peut s’improviser en tabouret : une pile de dictionnaires, un billot de bois, des casiers de bouteilles. Il suffit de le vouloir. Marlène Dietrich ne dirait pas le contraire. Dans l’Ange bleu, l’insolente Lola-Lola serait-elle devenue une telle icône si elle n’avait juché son porte-jarretelles, sa guêpière et son chapeau claque sur un tonneau de bière. Assurément un tabouret de bordel, et à ce titre le tabouret le plus sexy de la longue histoire du tabouret.