A l’aise dans ses baskets
"On ne se regarde plus dans les yeux dans le métro, on se mate les pieds".Tiré du documentaire Sneakers, le culte des baskets, réalisé par Thibault de Longeville en 2005, cette réplique d’un "basketo-dépendant" dit bien l’étendue du mal. De l'ascenseur au tapis, en passant par le rouge à lèvres et le cendrier, on vous raconte 14 objets moins familiers qu'on ne l'imagine.
Publié le 04-08-2009 à 00h00
:focal(99x81:109x71)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/GTPUFPOACVALPDEOE24YYATWSM.jpg)
On ne se regarde plus dans les yeux dans le métro, on se mate les pieds.
Tiré du documentaire Sneakers, le culte des baskets, réalisé par Thibault de Longeville en 2005, cette réplique d’un "basketo-dépendant" ("sneaker addict" en anglais) dit bien l’étendue du mal qui s’est emparé de quelques dizaines voire de centaines de milliers d’adorateurs du swoosh (la "virgule" de Nike), des bandes (d’Adidas), de félins (Puma) ou encore de gallinacés (Coq sportif).
Ces fétichistes sont les adeptes d’un sport bien peu physique apparu à la fin des années 80, furieusement boosté par la généralisation d’Internet et plus proche de l’échafaudage de châteaux de cartes en appartement que du sprint ou d’un concours de smash de basket. Soit une drôle de manie consistant à trier, à ouvrir, à exhiber puis à refermer des montagnes de boîtes de toutes couleurs et de toutes tailles contenant des paires de sneakers (baskets) soigneusement enveloppées dans de fines feuilles de papier.
Jumpman, 27 ans et 150 paires de chaussures de basket à son actif, témoigne de sa maladie : "J’ai contracté ma passion pour Michael Jordan à l’âge de 10 ans et je dois reconnaître que j’ai beaucoup de mal à me contenir, explique ce "sneakerhead" (une "tête" de la sneaker, respect), responsable d’un magasin Footlocker. J’ai plein de Air Jordan et une rarissime Air Force One Dunk. Je dépense plusieurs milliers d’euros par an pour cela." De là à les porter, il y a un pas qui risquerait d’altérer l’immaculée conservation de la relique. "Je ne peux porter que celles que j’achète en double et si je tombe sur de la belle marchandise, je n’hésiterai pas à en acheter cinq paires du même modèle."
Assimiler les quelque 5000 pratiquants français de "sneakerology" à de pauvres fashion victims serait un peu réducteur. "J’aime la chaussure technique, s’épanche Vincent, le créateur du site Instyle-shoes.com, pas celle qui va matcher avec mon polo. Ce qui fait le prix, jusqu’à 10 000 dollars dans certains cas, c’est aussi sa rareté et son contexte, comme cette Jordan 14 portée une seule fois par l’ex-leader des Bulls, dans un match contre les Utah Jazz. Comme il a marqué le dernier panier avec, elle a été surnommée la last shot."
Qu’est-ce qui fait courir les "sneaker ad" à la recherche de leur Graal ? Quelle motivation les pousse à écumer les plus petites villes du vieux monde industrialisé à la recherche de "deadstocks" de sneakers, ces stocks abandonnés par des détaillants disparus que l’on retrouvera en vitrine de boutiques vintage de Tokyo ou de New York ? "Ce culte a un côté madeleine de Proust, très affectif", répond Jay Smith - un pseudonyme en hommage au tennisman et modèle de sneaker Stan Smith -, 28 ans, sneakerhead parisien. Tous les zélés de la basket le confessent : en tout sneaker addict sommeille un grand enfant qui se rappelle le temps où il n’avait pas assez d’argent pour se payer ses Air Jordan. "La basket, poursuit Jay, c’est la première accession à la propriété, la première chose que l’on s’offre en se disant : je n’ai que ça mais voilà ce que j’aimerais être." Un culte d’une jeunesse éternelle aujourd’hui pratiqué par de nombreux people, de Diam’s à Vincent Cassel en passant par Jamel Debbouze et Olivier Besancenot, aperçu en Puma dans les manifs, ou encore l’abbé Pierre qui n’hésita pas à poser en baskets en 2004 pour une cause caritative.
Sur les 41,6 millions de paires qui se sont vendus en 2006 en France à un prix moyen de 40,7 euros, il est généralement admis que 80 % ne serviront jamais à faire du sport. "C’est bien la preuve que la sneaker existe désormais en elle-même, juge le philosophe et sociologue Gilles Lipovetsky dont le dernier livre s’orne en couverture d’une basket(1). C’est le triomphe d’une culture du sport que l’on consomme plus qu’on ne le pratique, un culte du spectacle, puisque le sport vit de la mise en scène de la performance physique." Pour lui, le fait de posséder plusieurs paires, comme c’est le cas pour l’immense majorité des consommateurs en 2007, est bien le signe d’une "hyperconsommation" déconnectée de la moindre utilité autre que sociale. "La sneaker, dit-il encore, c’est avant tout une marque devenue l’unique objet du désir."
A l’image de l’inépuisable carrière du jean dont les points communs avec la sneaker sont légion (même diversification, mêmes customisation et régénération vintage), cette banalisation de la basket triomphante crée parfois chez ses adeptes un certain désarroi. D’autant qu’elle s’accompagne souvent d’une méfiance croissante à l’égard de marques accusées de tondre la laine sur le dos de ses plus fidèles clients.
Considéré comme "l’archiviste" français de la sneaker, le journaliste et "tendançologue" Thomas Giorgetti reconnaît que la basket vit aujourd’hui une sorte de "passage à vide", notamment sur le plan de la création. "La période récente n’a pas vu l’émergence de nouvelles tendances fortes. La basket regarde plus aujourd’hui en arrière. Ça me fait penser à l’industrie automobile qui réactive des silhouettes du passé comme la Fiat 500 ou la mini-Austin mais entièrement adaptés aux normes actuelles. Je pense que l’on finira quand même par sortir de cette nostalgie un peu passéiste."
Plus inventif, plus stylé aussi, l’avenir de la sneaker pourrait se situer du côté du vert et du bio. Très en vogue, la marque brésilienne et équitable Veja, garantie 100 % écolo en caoutchouc naturel d’Amazonie et en cuir végétal, vient de faire son entrée dans la Mecque du design, la boutique du centre Pompidou. Et elle devrait bientôt être marquée du label Max Havelaar pour ses paires en tissu. Quant aux grandes marques, elles ne tarderont pas non plus à mettre en avant les arguments de matériaux non polluants et recyclables de leurs modèles. A quand la "sneaker green ad" ?
(1) Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation, "Essais", Gallimard, 2006.