Cous de grâce

Grand décodeur des systèmes de mode, Roland Barthes se découvre sur une photo, dans son autobiographie, en lycéen élégant, costume sombre, veste cintrée, pantalon court. Chemise blanche et bien sûr cravate, noire et mince. Ça peut faire un garrot pour se piquer

Cous de grâce
©D.R.

Grand décodeur des systèmes de mode, Roland Barthes se découvre sur une photo, dans son autobiographie, en lycéen élégant, costume sombre, veste cintrée, pantalon court. Chemise blanche et bien sûr cravate, noire et mince. Barthes et ses deux compagnons descendent un boulevard parisien, sortant de khâgne : "En ce temps-là, les lycéens étaient de petits messieurs", écrit le philosophe qui toute sa vie resta élégant même en pull-over. La cravate ne fait pas l’homme. Mais, objet vain et inutile de la garde-robe masculine, elle passe pour le porte-drapeau anachronique d’un conformisme social et professionnel.

En certains lieux, le port de ce bout de tissu est aussi incongru, aussi déplacé que Benoît XVI au Crazy Horse ou George Bush à la réunion du bureau politique d’Al Qaeda. Ne pas en porter, qu’on soit Bernard-Henri Lévy, Mobutu ou le président Ahmadinejad, est un symbole, un message à la société. Un biographe de Sartre raconte, citant un des élèves du lycée du Havre pendant la guerre : "Sartre entra dans la classe en veston de sport, en chemise noire, et sans cravate, nous comprîmes tout de suite qu’il ne serait pas un prof comme les autres." Cinquante ans plus tard, malade, presque aveugle, Sartre se rend à l’Elysée pour défendre les boat people devant Mitterrand. Il est en blouson et polo de petit vieux, mais son camarade Raymond Aron porte beau, en costume et cravate, comme si l’habit signifiait la rectitude de sa pensée comparée à l’histoire erratique des idées du fondateur de Libération. Ou comme le disait James Joyce, "peu importe mon âme, l’important est que ma cravate ne soit pas de travers".

Il est difficile d’être un signe aussi visible. Pour Alberto Moravia, longuement cité dans la Grande histoire de la cravate, de François Chaille (Flammarion), somme absolue sur ce grave objet, "l’homme moderne ne possède plus qu’un accessoire qui lui permette de révéler sa propre vision du monde, de signaler sa propre présence : la cravate, inutile, autrement dit absurde".

Habilement, aujourd’hui, les grands faiseurs de cravates, capteurs de tendances, Hermès, Charvet, rejettent la cravate-obligation. Hermès a même lancé cette année un manifeste, Pour le droit de la cravate à disposer d’elle-même. "La cravate n’est plus un drapeau en berne, un fanion fané, un uniforme, un devoir, un mustémoussé, une chaîne, une idée triste dans une glace, une journée qui commence mal", énonce cette astucieuse récupération marketing et dandy d’un objet longtemps mal aimé. Même idée chez Charvet, grand chemisier de la place Vendôme, où une voix suave et anonyme explique : "C’est un choix, y compris chez les jeunes, on s’habille d’une manière raffinée le soir parce qu’on le veut, et non par nécessité."

La cravate comme libération, comme signe d’affranchissement des normes. La boucle est bouclée. Le noeud noué. "On porte la cravate si on le veut, il n’y a plus de règles", dit François Vignas, président d’Anthime Mouley, fabriquant de cravates de luxe depuis un siècle sur les bords du lac Léman. "Les jeunes en portent en réaction contre leurs parents, ce n’est plus un signe de reconnaissance sociale mais un plaisir."

Le monde du rock le plus actuel a paradoxalement rendu un crédit chic et décalé à la cravate, déconstruisant son côté ringard et vieux (lire l’interview de Marc Beaugé page suivante). Preuve de ce renouveau, la cravate est revenue dans les défilés même les plus pointus. Dior du temps de Slimane, Dolce and Gabbana. "Elle est moins visible, plus fine, explique François Vignas, les logos sont plus discrets. On la porte pour soi, pas pour les autres." Chez Hermès toujours, le publicitaire se prend pour un poète élégiaque, "cravate crapule, ni lasso, ni lacet, pirate de l’air du temps".

La cravate revient pourtant de loin. Longtemps, on a cru les petits messieurs de Barthes disparus derrière les tee-shirts, polos et pull-overs. Dans le monde post-soixante-huitard, la cravate sera brûlée, déchirée, découpée comme les soutiens-gorge, horrible symbole phallique et hiérarchique, image du père, image du bourgeois. "elle avait presque disparu, philosophe le savant et charmant patron d’Anthime Mouley, même chez les cadres, dans la plupart des entreprises, sauf peut-être dans des professions très conservatrices comme la banque."On se marie sans cravate, on vient à la télévision sans cravate.

Même le plus chic des philosophes français a été contraint cette année d’en nouer une pour débattre avec Sharon Stone pendant une performance montée à la biennale de Venise par l’artiste italien Francesco Vezzoli, représentation des débats électoraux américains. Mais comme l’écrit François Chaille, "cette crise profonde fut salutaire, une fois passés les excès idéologiques faisant de la cravate un objet d’oppression celle-ci reparut exactement telle qu’elle était née, comme un pur ornement porté en toute liberté".

Son invention est incertaine dans le temps et dans la géographie mais toujours associée aux rois et aux armées. Les 7500 soldats du premier empereur de Chine, Qin Shi Huangdi, qui forment la célèbre armée d’argile portent ainsi un foulard noué autour du cou, ancêtre lointain, selon les historiens de la cravate. On le retrouve aussi chez les légionnaires romains. On prête à Louis XIV, roi de la sape, la popularisation de la cravate empruntée à un régiment de Croates venus à Versailles, qui tous portaient autour du cou un foulard de soie vive. ""roate""serait même à l’origine du mot cravate, mais cette filiation directe est discutée par les linguistes et historiens du vêtement. Malgré cette parenté militaire et royale, la cravate résiste à la Révolution française et s’installe aux cous des bourgeois, mais aussi des intellos au XIXe siècle. ameurs d’Oxford.

C’est en Angleterre, bien sûr, pays de castes et de conventions, que la cravate prit ses formes et usages modernes. On dit que ce sont les rameurs d’Oxford qui transformèrent les rubans de leur canotier en cravate. Objet immédiat de reconnaissance et représentation sociale que la Grande-Bretagne continue d’entretenir et vénérer. Chaque école, chaque régiment, chaque université a ses couleurs et ses rayures(1). Les gardes de la household cavalry portent une cravate bleue et rouge, bleu comme le sang royal et rouge comme celui qu’ils sont prêts à verser pour la reine. Toute leur vie, ces rayures leur serviront de repères dans les clubs, conseils d’administration et salons du royaume. Les officiers gurkhas portent une superbe cravate vert anglais ornée du "ukri" le terrible coutelas utilisé par leurs guerriers népalais.

Concrètement, c’est aux Etats-Unis qu’un tailleur new-yorkais, Jesse Langsdorf, inventa la cravate actuelle coupée en biais, astuce brevetée en 1924 qui fit sa fortune et permet à la cravate de tomber droit. e qui amène à la grave question du noeud. Deux chercheurs, du département de mathématiques de l’université de Cambridge, Thomas Fink et Yong Mayo, dans une importante mais négligée étude datant de 2000, ont décompté 85 noeuds de cravate, et encore en limitant le nombre de mouvements à neuf. En fait, l’usage courant en retient quatre: le noeud régate, le petit nœud, le demi-windsor et le windsor(2). Qui ne sont pas si difficiles à faire. Comme le disait Oscar Wilde, éternel dandy, "une cravate bien nouée est le premier pas important dans la vie". François Sergent ©Libération

(1) Pour les pédants, les cousins américains empruntèrent la cravate club, mais bizarrement avec des rayures diagonales qui descendent de gauche à droite à la différence des Anglais, chez qui elles vont toujours dans l’autre sens.

(2) Pour les pédants toujours, rappelons que ces deux derniers noeuds, gros et un peu compliqués, portent le nom du duc éponyme, mais il n’est ni l’inventeur ni un usager habituel de cette boucle.

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