Le foulard et la manière

Le problème avec le foulard, c’est que c’est une surface. Pire qu’une surface, une surface à géométrie variable, les mathématiciens me pardonneront. Et qui dit surface à géométrie variable se retrouve, de manière très prédictible, avec un concept à géométrie variable.

Natalie Levisalles ©Libération
Le foulard et la manière
©Kevin Timmermans

Le problème avec le foulard, c’est que c’est une surface. Pire qu’une surface, une surface à géométrie variable, les mathématiciens me pardonneront. Et qui dit surface à géométrie variable se retrouve, de manière très prédictible, avec un concept à géométrie variable. Voilà comment, parti d’une image de foulard (Hermès) on en visualise une deuxième (islamique) puis une troisième (scout). Et on se retrouve empêtré dans les fronces et nœuds de carrés, voiles et autres fichus, aussi difficiles à mettre à plat que les plis d’un origami.

Le foulard, donc, est un accessoire, mais de toute évidence d’une autre nature que la chaussure ou le sac à main, puisque, on l’a dit, c’est une surface là où les autres sont des volumes. C’est la manière dont on l’arrange (sur la tête, autour du cou, plié, torsadé, roulé) qui lui donne son existence dans l’espace, donc son usage.

Pour simplifier l’observation, on commencera par faire un sort à tout ce qui a à voir avec la sphère masculine : le foulard de soie dans le col de chemise (il a eu son heure de gloire au moment de la jeunesse de Jean Marais - un acteur du siècle dernier - ou de Julio Iglesias - un chanteur du même siècle) mais a, aujourd’hui, tendance à faire vieux beau ou facho de province ; le chèche négligemment passé autour du cou des aspirants baroudeurs et des grands reporters de télévision ; le bandana (ou foulard de cow-boy), autrefois porté autour du cou par Renaud (le chanteur) et vu également au cou d’un labrador et dans la poche arrière d’un jean (homo, années 80) ; le foulard de pirate, emprunté par les rappeurs ; le foulard rouge des gardes rouges et des pionniers, au temps où il y avait des mouvements de jeunesse et des pays socialistes ; et enfin le foulard scout, porté depuis un siècle par les millions de scouts du monde entier, sous la forme d’un triangle bicolore, roulé et maintenu par une bague en cuir.

Puisqu’on en est là, mentionnons le jeu du foulard qui est, avec le feu de camp, un des piliers du scoutisme. Et précisons que ce jeu - qui consiste à attraper un foulard glissé dans le dos de son adversaire - n’a rien à voir avec celui pratiqué aujourd’hui dans les cours de récréation, consistant à étrangler un copain - ou à s’auto-étrangler - pour avoir des sensations, et qui se termine parfois très mal.

Concentrons-nous maintenant sur le foulard de femme. Qu’il soit de type Hermès, "à la parisienne", ou de type islamique (sans compter les élégantes du Caire qui portent le foulard Hermès à la mode islamique), le foulard de femme se situe sur un axe modestie-coquetterie. Quelle que soit sa position sur cet axe, il s’agit toujours de cacher ou de mettre en valeur. Si l’on aborde l’axe par son extrémité "modestie", on ne peut qu’être épaté par l’infinie diversité du foulard islamique, selon qu’il est porté dans un pays musulman ou non, selon qu’il est obligatoire ou non. On remarque ainsi que, même lorsque la loi l’impose, les femmes savent ne pas en appliquer l’esprit, mais seulement la lettre. A Téhéran, par exemple, on peut porter "un tout petit mouchoir, juste pour faire un nœud sous le cou, qui ne cache rien du tout", un foulard "rouge qui laisse échapper quelques mèches", ou un châle indien genre "je n’ai pas de foulard carré dans ma garde-robe", raconte une Iranienne.

Pour en revenir à la France, on pourrait penser qu’il est facile à distinguer entre le traditionnel fichu fleuri des paysannes marocaines et le hidjab militant. Mais ce n’est pas si simple, puisque le foulard militant comprend aussi bien la version beige ou grise qui couvre le front et les joues et qui a le pouvoir d’enlaidir n’importe quelle femme, que la version bicolore avec une sorte de chignon, qui peut être extrêmement gracieuse. Cette dernière étant plus ou moins inspirée de la mode algérienne "zine oua dine" (beauté et religion) portée par les jeunes Algéroises de la classe moyenne, avec jean et maquillage.

Pour les femmes d’origine turque, c’est une autre affaire. La Turquie compte 35 % de femmes non voilées, il n’est donc pas rare de voir arriver en France des jeunes femmes qui n’ont jamais porté de foulard dans leur village. "Mais une fois ici, explique Gaye Petek, de l’association Elele, à Paris, leurs belles-mères les obligent à se voiler" parce que leur vertu est menacée par un environnement étranger. "Un choc pour ces filles qui pensaient arriver dans la modernité européenne."

Il y a bien sûr d’autres cas de figure, comme celles pour qui le foulard est un attribut d’identité. Ou les jeunes filles qui n’arrivent à se libérer de leurs parents qu’en rejoignant des groupes islamistes. On comprend bien l’avantage que certaines y trouvent, explique Gaye Petek : "Elles sont voilées mais peuvent s’exprimer ; elles sautent une case socialement. En devenant un étendard avec ton foulard, tu dames le pion à la société qui a exploité ton père, tu remplis ton devoir religieux et tu te libères de tes parents."

A ce moment, le lecteur se demande quel rapport le foulard islamique peut bien avoir avec le foulard à la parisienne. C’est très simple : ils ont la même origine. Comme le rappelle l’historien Odon Vallet : il y a 3000 ans, "toutes les femmes honorables" du Proche-Orient et de la Méditerranée portaient un voile. Et cela bien avant l’invention du christianisme et de l’islam, même s’il a été repris par les deux religions. En France, il y a moins de quarante ans, les femmes se couvraient encore la tête pour entrer à l’église : dans la maison de Dieu, on cache sa chevelure en signe de soumission. Plus près de nous, le foulard à la parisienne a des origines à la fois aristocratiques et paysannes, mais son entrée dans la mode date des années 20. Le premier spécimen connu est la petite mousseline noire de Coco Chanel.

"Ensuite, raconte Fabienne Falluel, du musée Galliera, le petit foulard de soie ou de coton autour du cou s’est répandu avec le tourisme et l’automobile : si on baissait la vitre et qu’il y avait du vent, c’était beaucoup plus pratique qu’un chapeau." Le foulard entre donc dans les mœurs, à côté du chapeau qu’il détrône petit à petit, il représente la modernité et la simplicité. Mais c’est dans les années 50 et 60 qu’il devient le symbole suprême du chic parisien. Il fait partie de la garde-robe d’une femme élégante (le premier carré Hermès est créé en 1937) et va avec tout, ou presque, "du très sport au tailleur habillé. Il se porte avec des perles, mais pas avec des diamants. A partir de 5 heures, on passe à la robe habillée, aux diamants, et à l’étole", explique Fabienne Falluel. Et surtout, il est associé au sex-appeal et au glamour.

Gucci crée le modèle Flora pour Grace Kelly en 1956, mais toutes les stars de l’époque en portent, il suffit de regarder les éblouissants portraits en foulard d’Audrey Hepburn, Brigitte Bardot, Jackie Kennedy ou Sophia Loren. "Le geste est lui-même un élément de mode", dit Florence Muller de l’Institut de la mode. Et immédiatement, on voit Marilyn Monroe défaisant d’une main le nœud de son foulard, et se passant l’autre dans les cheveux.

Depuis, c’est moins glamour. Dès la fin des années 60, les foulards comme objet de mode ont été remplacés par les écharpes indiennes, les châles ou les pashminas. Ils existent toujours : les femmes les gardent dans leurs tiroirs, ce sont des objets intimes et familiers, qu’on porte à la maison ou quand on a une angine, qu’on donne à un bébé, à une petite fille ou à un amant, mais qui ont disparu de l’espace public, sauf au cou des bourgeoises un peu coincées. La seule situation où le foulard est porté avec classe, avec panache même, comme un défi aux modes qui passent, c’est sur la tête de la reine Elisabeth, quand elle chasse la grouse en Ecosse. Si on y pense bien, on l’a aussi vu sur la tête de sa fille (Anne) et de son ex-bru (Diana). Ça ne suffit pas à lancer une mode, et tout le monde ne peut pas chasser la grouse. Mais que les nostalgiques se rassurent, les experts sont formels : le foulard sera l’accessoire vedette de cet hiver.

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