Appropriation culturelle : la mode cherche le bon motif
Une cape imitant des symboles mexicains, un défilé de mannequins blanches coiffées de dreadlocks… Les marques de vêtements, comme Isabel Marant en novembre, sont souvent accusées de tirer profit d’éléments du folklore traditionnel.
Publié le 27-12-2020 à 13h38
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Novembre a été marqué par une interpellation qui fera date. La ministre mexicaine de la Culture, Alejandra Frausto, reproche à la créatrice de mode française Isabel Marant d’exploiter commercialement différents motifs traditionnels de peuples indigènes mexicains dans sa dernière collection. En cause, une cape (vendue 490 euros) imitant la géométrie de vêtements de la population purépecha. "Je vous demande, madame Isabel Marant, d’expliquer publiquement sur quels fondements vous privatisez un bien collectif, en utilisant des éléments culturels dont l’origine est pleinement documentée." De mémoire, nous n’avons pas souvenir d’un tel rappel à l’ordre de la part d’un membre de gouvernement à l’égard d’une marque française, le reproche venant habituellement des internautes, de collectifs de créateurs locaux ou de défense des communautés autochtones. L’an dernier, dans un autre registre, Kim Kardashian a dû renoncer à nommer sa gamme " Kimo no " avant même de se lancer, après un torrent de critiques sur les réseaux sociaux et une lettre du maire de Kyoto lui demandant de "reconsidérer [sa] décision d’utiliser" le nom de la tenue multiséculaire.
Sauf qu’ici l’affaire prend un autre tournant. Isabel Marant s’excuse platement : "À l’avenir, nous veillerons à ce que nos intérêts coexistent et rendrons expressément hommage à nos sources d’inspiration, exprimant notre gratitude aux propriétaires d’expressions culturelles traditionnelles." La créatrice assure vouloir "valoriser et mettre en valeur" le mélange culturel tout en clamant son amour pour la culture mexicaine. Le communiqué de la styliste, qui n’a pas répondu à nos sollicitations, jette un nouveau pavé dans l’océan sinueux de l’appropriation culturelle au sein du secteur de la mode. Selon les données de recherche de Google Trends, le terme a pris de l’ampleur vers 2015.
Depuis, les affaires se sont multipliées. L’an dernier, Nike a retiré de la vente ses Air Force 1 Puerto Rico après avoir utilisé des dessins traditionnels du Panama pour décorer la basket. Les marques comme Zara (épinglée plusieurs fois), Mango et Rapsodia se sont aussi vu reprocher de "s’approprier" des dessins autochtones par le gouvernement mexicain.
Outre la reproduction de motifs issus de peuples minorés sur du textile, Marc Jacobs a, lui, été accusé de pratiquer une forme d’appropriation culturelle en faisant défiler des mannequins blanches coiffées de dreadlocks, lors de la Fashion Week new-yorkaise de septembre 2016. Le grief : reprendre la culture rastafari, et donc l’héritage des coiffures afro, sans convier les membres de ces minorités sur scène. Marc Jacobs a expliqué s’inspirer des raves avec ces locks colorées, avant de s’excuser à son tour. Pour certains, le cas Jacobs prête à questionnement. Il serait, en effet, moins problématique que la reproduction d’un motif. Pour d’autres, le problème reste entier car il invisibilise l’essentiel des personnes qui ont des dreadlocks.
Sous pression
Les accusations mettent sous pression toute l’industrie du vêtement. Le syntagme "appropriation culturelle" a fait son apparition aux États-Unis à la fin du XXe siècle pour dénoncer le "colonialisme culturel" dans le domaine artistique. On pense notamment aux travaux de la figure tutélaire du féminisme noir Bell Hooks, qui le conceptualise sans forcément le nommer en 1992. "On parle d’appropriation culturelle quand un emprunt entre les cultures s’inscrit dans un contexte de domination. Le terme a été repris et traduit de l’anglais, mais on parle, en français, d’extraction culturelle", rappelle l’angliciste Maboula Soumahoro, spécialiste des diasporas africaines. Qui ajoute : "À l’époque coloniale, on pouvait arriver chez quelqu’un, tout extraire et c’était normal. Nos musées reflètent encore cette période. Sauf que les mœurs ont évolué et les résistances se sont intensifiées. L’entre-soi occidental a été remis en question et les pays du Sud revendiquent leur droit à avoir leur part dans les profits générés par l’économie de marché mondialisée."
Grands principes
Depuis cinq ans, la notion a fait du chemin. Elle est devenue une source de préoccupation qui touche tous les secteurs créatifs (musique, cuisine, cinéma, etc.). Le concept renvoie dos à dos ceux qui se veulent intransigeants sur la fin des spoliations des minorités, niées dans leur humanité et leur créativité, et ceux qui estiment qu’une culture qui n’en embrasse pas d’autres risque de mourir d’asphyxie. "Si je dois faire des vêtements uniquement fondés sur le folklore belge, ça va être assez limité", balançait avec malice le créateur Dries Van Noten dans Le Monde en 2019. D’autres expliquent que l’appropriation culturelle brime la sacro-sainte liberté de créer. "Ce n’est pas le sujet, estime Benjamin Simmenauer, enseignant à l’Institut français de la mode (IFM). On peut être très créatifs tout en créditant nos inspirations."
Label de certification
Julia Faure, à la tête de Loom, marque de mode responsable, s’attriste qu’on parle encore "d’hommage", "d’inspiration", "d’absence de volonté de nuire" , mais toujours pas de " compensation" ou de "relocalisation" . Selon elle, pour sortir des rapports asymétriques entre le Nord et le Sud, il suffit de respecter quelques grands principes : "Un, mettre en avant les origines de l’histoire du vêtement, du dessin, de la technique que l’on reprend. Deux, veiller à ce que le produit que l’on commercialise bénéficie également aux peuples dont il est issu en coconstruisant et en faisant des partenariats. Trois, faire travailler localement les gens dépositaires de cette tradition. Quatre, mettre de la diversité au sein des équipes et des postes à responsabilité."
La mode dite éthique s’empare bien plus ouvertement du sujet. À l’instar de SloWeAre, qui certifie les marques de mode engagées dans une démarche écoresponsable. "La distribution de notre label passe par l’étude attentive de la chaîne de valeurs des marques. La non-appropriation culturelle est un critère essentiel pour l’obtention de notre label", détaille Thomas Ebélé, le cofondateur. Lancée en 2017, la plateforme a déjà travaillé avec plus de 90 sociétés. "Nous accompagnons des marques comme Ngo Shoes qui fait des sneakers éthiques et écoresponsables au Vietnam. Lors de la création du projet, ils avaient la possibilité de trouver des industriels capables de faire un tissage traditionnel vietnamien sur des machines, mais ils ont préféré retrouver des artisanes qui utilisent des métiers à tisser, valoriser leur démarche et expliquer ce qu’elles font." Idem pour la marque Panafrica "qui achète son wax et fait fabriquer ses chaussures en Afrique, quand d’autres vont faire imprimer des tissus de pseudo-wax en Chine sur des matières qui sont tout sauf écologiques, qu’on va ensuite retrouver sur des vêtements de fast-fashion". Si les intentions sont louables, des interrogations demeurent : "Est-ce que ces marques pousseraient l’éthique jusqu’à partager une part plus importante avec les communautés africaines ou asiatiques ? Est-ce qu’on peut s’appeler Panafrica sans avoir des personnes originaires de pays d’Afrique dans ses équipes ?" dénonce Maboula Soumahoro. Comme d’autres boîtes éthiques, Panafrica n’échappe pas au débat sur un entre-soi blanc au sein de sa société. "Quand ce sont de petites structures, il est difficile d’avoir de la diversité. Par contre, nous défions les entreprises de plus de 50 salariés sur ces sujets", précise Thomas Ebélé, qui est intervenu à l’IFM et à l’école de mode Esmod au sujet de l’appropriation culturelle.
Comité chez Gucci
Comment les grands noms du luxe gèrent-ils ce dossier ? "Chaque maison a sa politique sur le sujet", dit la Fédération de la haute couture et de la mode. Les marques ne se bousculent pas pour nous répondre. Elles ont pourtant pris le sujet à bras-le-corps ces dernières années, en s’entourant - par peur du bad buzz - d’experts en sciences humaines. L’an dernier, Gucci a lancé le programme Gucci Changemakers , mettant en place un comité d’intellectuels chargé de les orienter en matière de diversité, d’inclusion et de culture. Parmi les experts, l’écrivaine Michaela Angela Davis ou Eric Avila (professeur d’histoire à l’Université de Californie à Los Angeles). "Tout un business du conseil se développe", analyse Maboula Soumahoro. Prada dispose aussi d’une assemblée consultative sur ces questions. "Il n’est pas anodin de voir Prada et les marques du groupe Kering nommer des chiefs inclusion officers", remarque Benjamin Simmenauer. Dans un entretien accordé à FashionNetwork, Ali Rakib, figure du luxe et de la décoration, dit être passé d’éditeur textile à conseiller des marques pour faire barrage aux phénomènes d’appropriation culturelle et favoriser la cocréation avec partage de la propriété intellectuelle.
Accident industriel
Fin avril 2019, Dior a pris les devants pour éviter toute polémique lors de la présentation de sa collection croisière dans les ruines majestueuses du palais El Badi à Marrakech. La société s’est associée à l’anthropologue Anne Grosfilley (spécialiste mondiale du wax) et à l’entreprise Uniwax, implantée en Côte-d’Ivoire. L’intégralité du tissu produit a été imaginée à partir de cotons cultivés, filés et imprimés sur le continent. Invité de la maison Dior, le célèbre créateur ivoirien Pathé’O a eu carte blanche pour réinterpréter les codes de la maison française. Le tout avec un storytelling maîtrisé pour expliquer au public l’objet de sa démarche. Quatre mois plus tard, après un tollé sur le Net, Dior a dû gérer un accident industriel majeur, et a été contraint de retirer une pub mettant en scène des indigènes américains et leur culture pour promouvoir un parfum nommé Sauvage.
Autre modèle, Rick Owens a utilisé des symboles mexicains dans plusieurs défilés, en puisant dans ses souvenirs avec sa grand-mère mexicaine. "Quand il fait référence à son histoire, il ouvre une troisième voie qui diffère d’Isabel Marant, qui n’est pas allée au-devant des problématiques d’appropriation culturelle. Comme Dior à Marrakech dont on peut interroger la légitimité, estime encore Benjamin Simmenauer. Owens explore la voie de la sincérité, de l’authenticité et du sens." Pour l’enseignant, la question de la profondeur du message que l’on donne aux créations est un sujet qui capte l’attention des jeunes générations formées en écoles de mode. Le meilleur reste à venir.