"Quand les gens achètent un vêtement, ils ne devraient pas se demander si ce vêtement est fait avec du sang"
Univers de création qui bénéficie du discours valorisant du savoir-faire, le système mode est peu questionné.L’omerta persiste sur son utilisation des ressources humaines et matérielles. Décryptage du système de la mode.
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Publié le 25-04-2021 à 10h11
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Audrey Millet est docteure en histoire et chercheure à l’université d’Olso sur la question des ateliers de fabrication du vêtement à travers le monde. Durant quatre ans, elle a enquêté sur le système de mode – des créateurs à ceux qui la fabriquent de leurs petites mains. Alors qu’avait lieu, il y a 8 ans, l’une des plus grandes catastrophes humaines dont l’industrie vestimentaire est responsable – l’effondrement d’une gigantesque usine de Fast Fashion, à Dacca, au Bangladesh – la chercheuse décrypte, dans un ouvrage intitulé Le Libre noir de la mode, l’omerta au sujet de la mode actuelle, résultante dans un système capitaliste globalisé.
Vous dites, au départ de votre livre, qu’il ne faudrait pas faire semblant d’être naïf en matière d’industrie de mode. “La productivité est non pas le résultat d’innovations techniques, mais celui de la captivité humaine. Elle s’impose dans les ateliers de misère : les fameux sweatshops”.
En histoire économique et sociale, on peut lire que l’industrialisation serait à la base de ce tremblement de terre menant les gentils travailleurs à être transformés en robots. Ce n’est pas du tout cela qui s’est passé. Au XVIIe siècle, la France et l’Angleterre décident de conquérir le monde, il faut alors habiller des armées. C’est ainsi que le prêt-à-porter est né. On a installé, dans des arrière-cours dégueulasses, des petites mains pour faire des uniformes en série. Est-on naïf ? Non, on n’a pas envie de voir ! Car s’habiller, c’est un plaisir, c’est un morceau de bonheur. On en oublie de se demander comment ce produit est fabriqué. Notez que quand les gens achètent un vêtement, ils ne devraient pas avoir à se demander si le vêtement est fait avec du sang.
Le “Made In” cousu dans le vêtement pourrait nous rassurer, nous donner l’impression qu’on sait ce qu’on achète. Mais vous nous expliquez que, dans certains produits, et même de luxe, un “Made In” moins reluisant est caché dans la doublure du vêtement, ou un ourlet…
Souvent, aussi, c’est dans la poche du vêtement. Parfois, une part des étapes de fabrication est faite en Europe, par exemple, et le reste est fait ailleurs. c’est un vrai problème. Aujourd’hui on entend parler du “Made In France” notamment, mais il ne faudrait pas oublier que c’était un discours du Front National, au départ. Le retour à la souveraineté nationale n’est pas bon non plus… Actuellement, le “Made In” a tendance à se transformer en “Made with coton bio” ou “Made with mains propres”. Nous sommes en pleine période de transformation.
Vous rappelez, en 1911, un accident dramatique dans une usine de confection à New York qui fait écho au drame du Rana Plaza en avril 2013.
Cet événement récent a secoué les consciences dans le sens où il a donné naissance à l’événement Fashion Revolution, né au Royaume Uni [ association de bénévoles qui diffuse des messages sur la façon dont se fait la mode, NdlR]. Mais, pour moi, le Rana Plaza, c’est tous les quinze jours ! À Tanger, il y a quelques semaines, vingt ouvrières sont mortes noyées au sous-sol d’un atelier de confection, ensuite, ça a été Le Caire, quinze jours plus tard…

Le Rana Plaza effondré et les fringues qui en sortent
“Il est temps de modifier le système de vente, pour ne pas user jusqu’à la corde les créatifs, les fabricants, les ouvriers, les vendeuses, car ce sont surtout des femmes, et les consommateurs. Ce livre est un appel du pied aux industriels”, écrivez-vous. Vous imaginez un possible réveil de leur part ?
On ne fera rien sur ces questions sans les industriels. Ceux qui fabriquent et qui remplissent ensuite les portants des magasins. La seule personne qui me semble capable de discuter avec des anthropologues, des scientifiques, c’est Pinault, c’est un appel à Kering [le groupe de luxe détenu par François-Henri Pinault]. S’il n’est pas parmi les cinq premières fortunes du monde, il y a une raison : ça fait 20 ans qu’il est conscient des problèmes environnementaux et sociaux, et qu’il s’engage. Mais il faut parvenir à toucher les États aussi, réfléchir aux localisations. Dans les dictatures, cherchez un peu, vous allez trouver une enseigne de mode. En Birmanie, lors des manifestations contre la putsch de l’armée, ces derniers mois, Primark a enfermé ses 1000 ouvriers dans l’usine, pour qu’ils n’aillent pas manifester….
“L’achat est devenu la clé du bonheur et du succès”. Et, inversement, quand on ne possède pas, on se sent dépossédés. Lors de manifestations au Royaume Uni, en 2011, des gens cassent des vitrines de boutiques pour s’emparer de vêtements. Le problème de départ, c’est celui-là, le bonheur est dans l’objet possédé ?
Le bonheur est devenu l’apparence. Et ce qui se voit, c’est, en premier lieu le vêtement – avant que vous n’ouvriez la bouche et que vous montriez que vous êtes intelligent. L’apparence est devenue synonyme de réussite, de succès. Sauf que c’est devenu le seul but. Insta, et Facebook nous montrent qu’il est important d’avoir de grands placards, de pouvoir s’acheter ce qu’on veut.
On aurait pu croire que pandémie oblige, on achète moins de vêtements…
Oui mais là, c’est le centre commercial online…. En ce moment, il y a une rumeur, l’enseigne Zara va fermer des boutiques, et les gens disent : “la Fast Fashion va mal”. Faux ! Zara a prévu depuis dix ans de ne garder que les boutiques les plus belles ; la crise est une excuse pour fermer les boutiques physiques.
“Aujourd’hui, Zara imagine, fabrique et livre n’importe quel nouveau vêtement en deux semaines, dans tous ses magasins dans le monde”. Et les clients reviennent jusqu’à 17 fois par an en boutique. Comment explique-t-on qu’on y retourne, en sachant tout ce qu’on sait ?
Les gens n’ont pas des vies hyper simples, et ce sont les seuls petits bonheurs qui nous tendent la main sur Insta, voire même sur notre mail, maintenant. Et on est poursuivis, alors, à un moment on craque, même si on est conscientisés.
Comment les créateurs de mode, à l’origine de la production de désir, ne se sentent pas le jouet de ce système ?
Ils le savent. Souvenez-vous de ce que le créateur Jean-Paul Gaultier a dit en quittant le métier : “Ce n’est plus la mode que je connais”. Tout est tellement glamour, qu’on vend son âme au diable.
Quelles solutions donner aux consommateurs car il faut bien s’habiller. On ne peut juste dire : débrouillez-vous avec ça.
La génération post-68, on comprend qu’ils achètent de la Fast Fashion, car ils ont dû porter les cols roulés de leurs grands frères. Mais il y a cette jeunesse qui se réveille... Il faut l’éduquer et pas seulement aux fringues, mais surtout à son propre corps. Avant les vêtements, il faut comprendre son corps, ça démonte le principe de mode.
“La marque H&M a été accusée dans ces pubs, de pigmenter les corps des mannequins pour faire preuve de variété ethnique” elle a ensuite avoué générer des corps entiers par ordinateur pour suivre les normes de l’industrie”, nous dites-vous. La mode ne s’embarrasse plus des différences culturelles, on vend le même modèle à toute la planète…
Savez-vous qu’en Chine, des femmes se cassent les jambes et puis mettent des broches, ainsi elles se grandissent [pour ressembler aux standards esthétiques actuels de corps élancés, NdlR]. On homogénéise les corps parce que ça marche. Les gens achètent. Car les gens sont mal dans leur peau ! À la base du problème il y a donc aussi cette dictature des corps. Si on remettait un peu d’amour dans les fringues ? Pensez à ce tailleur dans lequel vous êtes au top, ou à ce pull que Mamie vous a tricoté.
Cela intéresse le grand public de changer sur ces questions de conso ?
Ça change en ce moment : toute une frange – et pas les plus riches – se manifeste. Les gens veulent bien mettre plus d’argent, mais est ce que ca le vaut ? Le prix demeure la référence car, quand on lit une étiquette, on ne comprend rien. Les marques doivent leur donner les bons indicateurs…
Vous parlez d’une “idéologie de la mode”. Que signifie cette expression choc.
Une idéologie modifie la société, et précisément, la mode sert de socle au capitalisme. Maintenant, il y a le “lifestyle”.C’est devenu un style de vie, on ne peut pas y échapper. Alors comme tout le monde s’en fout du Bangladeshi qui coud notre fringue, je pense qu’il vaut parler des méfaits en Occident. Le climat actuel se prête à cette écoute. La semaine passée, quatre associations ont porté plainte contre les multinationales, et notamment le groupe Inditex [Zara, Massimo Dutti, Oysho, NdlR] pour recel de trafic humain, génocide et crime contre l’humanité. Ça va faire jurisprudence. Car ça n’est pas moins grave que ceux qui crament l’environnement et les dauphins.
-->“Le livre noir de la mode. Création, production, manipulation”, par Audrey Millet, aux éditions Les Pérégrines, 20 €.
--> Pour compléter le dossier, écoutez notre podcast sur lalibre.be
Les chiffres de la Fast Fashion De quoi on cause ? Au niveau mondial, la mode représente une industrie de 1700 milliards de dollars, en 2017. Quel public ? Aujourd’hui, la Fast Fashion touche 98 % des gens dans le monde. Le luxe bien moins de 1 %. Et dans nos armoires ? En 15 ans, la consommation occidentale de vêtements a augmenté de 60 %. Le désir qui ne s’arrête jamais. L’enseigne Top Shop propose 400 nouveaux modèles sur son site internet, chaque semaine. De quoi vous donner envie d’y revenir. Mode virale. Fin 2020, H&M était suivi sur Instagram par 32 millions d’abonnés. Début 2021, plus de 36 millions. Pas besoin de demander ce qu’on a fait durant la pandémie. Des économies nationales. Au Bangladesh, les textiles représentent plus de 70 % de toutes les exportations du pays. Avec la Chine, l’Inde et le Cambodge, le Bangladesh est l’un des plus grands exportateurs de textiles mondiaux. Et le salaire du travailleur. En Inde, une usine officielle emploie environ 800 ouvriers six jours sur sept, dix heures par jour, pour des salaires mensuels de 90 €. 90 % de ces travailleurs sont des travailleuses. Et que dit la planète ? L’industrie textile rejette chaque année 1,2 milliard de tonnes de gaz à effet de serre. La hausse de la pollution est directement liée à la baisse des prix du vêtement.