Benoît Hennaut, directeur de la Cambre : "L’art est un désir et une nécessité pour les étudiants"
Pleins feux sur le jury de l’école de mode bruxelloise. En 2021, la jeune création n’était pas en crise d’idées.
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Publié le 21-06-2021 à 09h08
Une fois n’est pas coutume, la promotion 2021 des Master n’aura pu participer au grand show traditionnel de l’école de mode bruxelloise. Avec un peu plus de public que l’an dernier, tout de même – où seul le jury avait vu les collections de fin d’année 2020 –, tout ce vendredi, la presse mode, aux rang des privilégiés, a pu découvrir ce qui surgit de l’esprit des jeunes gens de mode.
Et ce qui frappe, dès les premières présentations, c’est l’aspect engagé de la mode des jeunes gens qui nous font face. Ils ont 23 ans, 24 ans, et leurs préoccupations dépassent de loin le vêtement en soi. Et s’ils ont développé leur propre esthétique, elle est teintée d’une approche intime de la mode.

Tous usent du vêtement comme d’un langage qui leur est propre. Beaucoup d’entre eux ont intégré l’upcycling (entendez le recyclage) des matières comme une évidence politique. Ils avancent non plus des formes, mais interrogent des pratiques.
Dire que tu pensais choisir tes vêtements librement
Si cela était déjà dans les veines des étudiants de 5e année que l’on regardait les années précédentes, cela nous saute au visage. Loubna Ouaqqa parfait une mode féminine, sexuelle, mais pas question de tomber dans les schèmes de domination. Le vêtement est, ni plus ni moins, une tenue de combat qui ne tolère pas les regards puritains. Volontairement, la jeune femme a puisé dans le vocabulaire esthétique de la prostitution. Si les filles ont envie de faire parler leur corps, les vêtements de Loubna sont pensés pour l’assumer tel qu’il est, et pas seulement dans une taillé en S ou XS…

Chez Fernando Miro de Pinho Tavares, la mode agit comme une manière de sortir des clichés. Le Brésilien, qui, avant de débarquer à Bruxelles, n’y connaissait rien en manteaux, vestes, cabans, parkas – normal, me direz-vous, puisque non nécessaires dans son pays d’origine – s’approprie le vestiaire masculin occidental. Il parvient à faire sortir les hommes de leurs costumes virils et simplifiés ; il donne de l’ampleur à la masculinité, avec lui, le vestiaire des garçons s’agrandit, et on se rend compte que les mecs, aussi (!), sont bel et bien coincés dans les représentations que l’on attend d’eux. Le jeune designer parle de la pression du “vêtement social” qui doit indiquer qui on est, quelle sexualité on a, et cætera. Il fait éclater tout cela dans une collection chiadée, taillée, attractive. Les hommes de notre temps, pour se saper, pourraient bien lui voler quelques idées, leur sexytude n’en serait pas entamée, au contraire.

Ce qu’on attend des étudiants de La Cambre
À Tony Delcampe, responsable depuis 21 ans du département mode(s) de La Cambre, on demande ce que lui observe, quelles tendances les jeunes gens de 2021 développent désormais ? Qu’est-ce qui a changé ces derniers temps ?
Selon lui, il n’est pas question de tendances nouvelles, d’ailleurs, il se méfie du mot “tendance” comme du mot “nouveauté”. “Ce qui est pensé comme nouveauté maintenant, n’a-t-il pas déjà été dit avant ?” Méfions-nous, paradoxalement, des “effets de mode” qui limitent la créativité à des styles ou des tendances. “Ce qui compte, c’est la manière dont les étudiants trouveront à s’exprimer personnellement […] Pour nous, les tendances ne sont pas primordiales. À travers ce qu’ils créent on attend des élèves qu’ils critiquent. On les appelle à voir les choses différemment.”
Aussi peut-être par ce que ces étudiants ont échappé, malgré la crise sanitaire, à un enseignement en distanciel, ils sont parvenus dans l’adversité, à trouver leur langage propre. “Pourtant, poursuit Tony Delcampe, tous ont perdu leur job, ils n’ont pas pu trouver des sponsors dans les grands événements de mode.” On pense notamment au gigantesque forum du textile Première Vision, qui donnait l’occasion aux étudiants de la Cambre de trouver des partenaires pour financer leur collection de fin d’études.
Et malgré tout, ils arrivent avec des propositions décapantes, éloignées de la morosité ambiante, et des inquiétudes des adultes. Ils ont poursuivi un chemin entre abnégation (le mot n’est pas galvaudé) et créativité, à la surprise, presque, d’un Benoît Hennaut, directeur de l’école des Arts de La Cambre, et qui nous avoue son étonnement, avec un ton qui s’accompagne aussi, croit-on percevoir, de fierté. “Le niveau d’exigence qu’ils ont eu à défendre est inchangé, je suis doublement surpris de la fraîcheur et de la qualité de ce qu’ils proposent, étonné de ce qu’ils ont été capables d’inventer.”

Au directeur d’école d’art qu’il est, on demande une fois de plus – trouvera-il la question provocante ? – quel est le rôle sociétal de l’école qu’il dirige depuis 2017. “D’abord, je vous répondrai qu’on ne leur demande pas de devenir des génies romantiques d’originalité. Nous attendons, toujours qu’ils développent une approche critique, cohérente, positionnée.”
Ce que corrobore Adam Halleux, l’un des étudiants de fin de Master, qui nous avoue, à l’issue de sa présentation face au jury, que, non non, ça n’a été simple, qu’il n’a pas pu se reposer sur les fantasmes qu’on projette habituellement quand on parle d’écoles de mode. Qu’il a dû “prendre parti” – ce que livre sa collection de fin d’études. Qu’on pourrait qualifier comme du “jamais vu”. Et, en 2021, ce n’est pas si fréquent. On est bluffé par la ressource créatrice de la jeunesse modeuse.

Aux détracteurs des arts, qui mettraient en cause leur crédibilité et leur importance, le dernier mot revient à Benoît Hennaut. “Ici, les études durent cinq ans, et donc si, en tant que corps enseignant, on fait bien notre travail, on échappera au superficiel. À la Cambre, les étudiants choisissent ce langage de l’art. L’art est un désir et une nécessité pour eux, ils s’y confrontent, ils ne sont pas dans une logique d’imitation, ils cherchent un langage qui fasse sens par rapport à leur monde contemporain.” Qui aurait cru que 2021 puisse nous distraire de nos poncifs ? Les étudiants en arts ont décidément fait le job.
