Décès de Franc' Pairon, la fondatrice de La Cambre Mode[s] qui aura marqué l’histoire de la Belgique
Celle qui inventa en 1986 La Cambre Mode[s] et, par là même, une certaine idée de la mode belge disparaît d’un cancer.
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Publié le 13-02-2023 à 17h11 - Mis à jour le 13-02-2023 à 20h26
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C’est une de ces femmes qui aura fait l’histoire de la Belgique qui a disparu dimanche d’un cancer. Très justement listée dans l’essai Des femmes dans l’histoire en Belgique depuis 1830, Francine Pairon, de son nom complet, aura participé à la manière dont on perçoit notre Belgique actuelle.
Née dans l’après-guerre, en 1949, elle se raconte d’abord comme une femme timide, écrasée par l’ordre moral de son époque. “Plus personne ne peut imaginer ce que c’était d’être une femme dans les années 70. J’avais une vie tellement bien rangée, mariée à 22 ans, deux enfants”, confiait-elle au magazine Médor, dans un long entretien en 2020. À 28 ans, elle fait des études d’architecture d’intérieur mais n’en fait pas grand-chose, jusqu’à ce qu’elle se dise qu’il faut arrêter de regarder par terre en marchant pour ne pas déranger les gens. À 33 ans, elle coupe sa frange, taille dans son mariage, et découpe son prénom. Ce ne sera plus Francine, mais Franc', qui se dit d’un trait sans prononcer le “c”. Un prénom comme l’adjectif qualificatif, “Francine, ça faisait “Coiffure Francine”, c’était trop gentil. Si tu enlèves le “ine”, c’est franc, c’est net”. Et ça va l’être.
Tout casser, tout recommencer, donc réussir
Elle quitte sa vie de famille, emporte une valise et le grille-pain (ça lui fera toujours un chauffage d’appoint, véridique !). Mais, dans le divorce, perd la possibilité de voir ses gamins. On est en 1982, elle se trouve un atelier, rue Saint-Georges, à Bruxelles, en face de l’école de ses enfants, elle se met à créer des fringues. Une fringue par jour, elle n’allait pas au lit avant d’avoir fini. “Cette solitude imposée m’a mise face à moi-même. Je devais sortir tout ce que j’avais en moi, sinon à quoi bon ce grand charivari ?” Et à la fois, “J’avais l’impression que je pouvais redémarrer ma vie à la case 'Départ' ".
À l’époque, la Belgique du textile n’a pas la banane. En 1981, le gouvernement Martens vote le "Plan Textile", quinquennal, destiné à soutenir une industrie en souffrance. Les ateliers de confection ferment en pagaille ; les productions filent de l’autre côté de la planète, 100 000 emplois sont menacés, et pour cause, y’a pas de style en Belgique. L’Institut du Textile et de la Confection de Belgique (ITCB) cherche alors à mettre en lien des créatifs et des industriels. Malgré la démarche politique, le concept “La mode, c’est Belge” se meut bientôt en “c’est moche, c’est belge”. Mais l’idée est lancée : il faut créer une identité créative à la Belgique. Le concours de 'la Canette d’Or', qui récompense les jeunes créateurs soutenus par des designers déjà en vogue comme Jean-Paul Gaultier, fait connaître des talents, déjà existants. C’est l’époque où les “Six d’Anvers” se font remarquer au Royaume-Uni : des noms imprononçables, OK, mais des talents pas croyables. Notamment, Dries Van Noten, Ann Demeulemeester, Walter Van Beirendonck – qui, d’ailleurs, deviendra le directeur de l’Académie de Mode d’Anvers, plus tard.
Une pédagogie de la mode, une philosophie de vie
Franc' Pairon sent ce vent de nouveauté et crée, dans l’enceinte de l’École nationale supérieure des arts visuels de La Cambre, une section “Stylisme”. Il n’y avait, jusque-là, absolument rien d’existant du côté francophone. On est en 1986. Franc' Pairon enseigne 13 ans à La Cambre Mode[s]. Au pluriel !

Car la mode n’est rien moins qu’une manière pour tous de déclarer une identité différenciée. Elle invente un enseignement qui mixe création, communication, gestion d’entreprise. Car le designer ne peut pas se contenter de dessiner des croquis avec un air éthéré. D’ailleurs, elle ne sait pas dessiner : ce qui intéresse Franc', c’est le corps, et la manière dont on s’en empare. Elle affirme l’utilité de communiquer pour les designers, et lance le défilé de la Cambre, à la fin de chaque année d’études. Elle s’associe au magazine La Libre Essentielle, supplément de La Libre Belgique, qui soutient sa démarche de création sans limite. Elle pousse ses étudiants à se dépasser, indiquant le ton aux nouveaux arrivés : pour être un bon styliste, il faut d’abord avoir une bonne santé. Tony Delcampe, actuel directeur de la Cambre Mode[s], ému, précise : “c’était mon mentor. C’est elle qui m’a donné son poste. Elle vivait à 100 à l’heure… Cette énergie qu’elle donnait… Elle citait souvent aux étudiants cette phrase de l'artiste Joseph Noiret : “La rupture est création ! Nous dormirons plus tard…”
Déterminée donc, “Franc' n’a pas fait que des émules”, nous dit-on. Son exigence était légendaire. Et pour cause, la création est chose sérieuse, elle permet de s’émanciper. “J’ai toujours axé ma pédagogie sur l’idée que l’enseignement technique devait, quoi qu’il arrive, revêtir une dimension ludique. S’il n’y a pas de joie dans la création ou dans le processus de fabrication d’un vêtement, comment les consommateurs pourraient-ils ressentir une joie dans l’achat ? Pour moi, tout est là”. indiquait-elle encore à Marie Honnay, consœur en journalisme.
"Elle avait une drôle d'envie de tout foutre en l'air".
En 1999, elle passe la frontière, la Belgique manquant de moyens pour créer ce qu’elle estime nécessaire. Au sein de l’Institut Français de la Mode, à Paris (IFM), elle initie un postgraduat en création de mode. C’est elle qui signe la vidéo publicitaire à destination des futurs étudiants internationaux. Elle indique : “Vous travaillerez sous pression, car on veut que vous soyez de grands professionnels”. Et “Vous devrez trouver la bonne idée au bon moment”. Sans concession. Sans modèle. Et surtout pas cousu de fil blanc. Franc, on a dit.